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trois jours. Des banquets homériques réunissaient les habitans de chaque village ; on buvait à la santé du prince Milosch, à la prospérité du tsar Nicolas, à l’avenir de la famille serbe. Et qu’on ne se représente pas ici cette joie équivoque et stérile qui est propre aux lendemains de certaines révolutions, c’était une joie féconde. Le travail, interrompu trois jours, prit tout à coup un merveilleux élan. La Serbie n’avait pas de routes praticables aux voitures, on n’y pouvait voyager qu’à pied ou à cheval ; c’était une des principales causes de la misère du peuple, un des plus grands obstacles aux progrès de la civilisation. Les routes dont le pays serbe est aujourd’hui sillonné, les routes de village à village qui ont développé l’agriculture, facilité le commerce, donné l’aisance au paysan, datent presque toutes, chose touchante, de ce joyeux élan d’espérance qui salua le traité d’Andrinople[1].

Les Russes, qui se souvenaient de la convention d’Akermann, ne voulurent pas quitter Andrinople avant que certaines clauses du traité n’eussent été mises à exécution par la Porte. Au nombre de ces clauses était l’engagement pris par le sultan d’expédier aux Serbes le hatti-chérif qui consacrait leur émancipation. Le traité avait été signé le 14 septembre 1829, le 29 du même mois le hatti-chérif arriva en Serbie ; mais cet acte si important qui constituait enfin une Serbie nouvelle avec toute sorte de droits et de franchises, une Serbie maîtresse chez elle à la condition de payer l’impôt, une Serbie libre de pratiquer sa religion, de construire des églises, de fonder des hôpitaux, des écoles, des typographies, des postes aux lettres, de choisir ses évêques, sauf l’obligation pour eux de recevoir leur investiture du patriarche grec de Constantinople, une Serbie enfin ayant le pouvoir de nommer, d’instituer elle-même tous ses fonctionnaires, — cet acte, dis-je, ne faisait pas mention du prince Milosch Obrenovitch. Était-ce un piège tendu au peuple serbe ? voulait-on lui indiquer par là qu’il n’était attaché par aucun lien définitif au fondateur de son indépendance ? avait-on l’espérance secrète de le rejeter un jour dans l’anarchie ? Oui, tout porte à le croire, et, ce qu’il y a de plus triste à dire, c’est que la Russie et la Turquie, sans s’être concertées, étaient animées en cela de sentimens analogues. La Turquie ne voulait pas constituer une dynastie nationale à Belgrade, dans l’espoir qu’il lui serait possible un jour de reprendre pied chez les raïas ; la Russie ne le voulait pas davantage, dans la crainte que les Serbes ne pussent un jour se suffire à eux-mêmes. On raconte que dans une discussion assez vive entre les députés serbes et les commissaires russes au sujet de la délimitation des frontières de la Serbie, un knèze ayant dit que les

  1. J’emprunte ces curieux détails au docteur Cunibert. — Essai sur les révolutions et l’indépendance de la Serbie. Leipzig 1855, t. Ier, p. 206.