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bien qu’alors le parti des mécontens pouvait lui fournir un point d’appui. La situation était donc singulièrement critique pour Milosch. Surveillé de près par les Turcs, exposé dans l’intérieur du pays à des inimitiés violentes, revêtu d’un titre de confiance que l’enthousiasme avait donné au libérateur, mais que des colères trop souvent justifiées pouvaient retirer au despote, Milosch, pendant les années qui suivent la mort de Maraschli, ne semble occupé qu’à fortifier son pouvoir et ses moyens d’action. C’est pour cela qu’il veut être riche sans cesser un instant de veiller sur les grands intérêts du pays et de le façonner à la civilisation. Pour faire exactement la part du bien et celle du mal dans l’œuvre si compliquée du politique barbare, il faudrait s’attacher à ses pas, entrer dans ses conseils, assister à ses études. Jusque-là, il avait surtout agi, soit par les armes, soit par la diplomatie et la ruse ; condamné à une sorte d’immobilité par l’attitude d’Abd-ul-Rhaïm, il se mit à étudier avec passion. Le fils du valet de ferme, l’ancien gardeur de troupeaux, était absolument illettré ; il se fit lire des livres d’histoire et de géographie, des traités d’économie politique, sans parler des meilleurs journaux de Paris, de Londres, de Vienne, de Berlin, de Saint-Pétersbourg, que des interprètes lui traduisaient chaque matin. Sa mémoire était prodigieuse. Il eut bientôt une idée exacte de l’Europe, de la force et de la richesse des diverses nations, de leurs relations politiques et commerciales. Kara-George n’avait été qu’un chef de clan ; l’intelligence ardente et ambitieuse de Milosch s’accoutumait à concevoir le rôle d’un chef d’état. De savans voyageurs qui le visitèrent à tette date s’attendaient à voir un prince-paysan, comme dit M. Thouvenel ; ils furent si étonnés de l’étendue de ses connaissances et de la justesse de ses raisonnemens sur les principaux événemens de l’Europe, qu’ils attribuèrent à une feinte, à une vue secrète de sa politique, sa réputation de personnage illettré. On ne voulait pas croire qu’un homme si bien instruit de tant de choses ne sût ni lire ni écrire. Voilà certes un bon emploi des loisirs que le pacha de Belgrade faisait au prince des Serbes. Le malheur, c’est que, son ambition augmentant avec son savoir, comme sa défiance grandissait avec ses dangers, le despotique patron de la cause nationale s’engageait de plus en plus dans un système funeste.

Il faut se rappeler tout cela, si l’on veut comprendre deux symptômes contradictoires qui se produisent, de 1817 à 1830, dans l’histoire de la Serbie : d’une part tant de conspirations, tant de révoltes des Serbes contre le prince qu’ils ont librement élu, de l’autre les victoires continuelles de Milosch sur ses sujets révoltés, raffermissement toujours plus marqué de son pouvoir, enfin sa réélection, sa consécration par des plébiscites nouveaux en toute