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simplement coupable d’incurie, alors que des plaintes si amères s’élevaient contre lui de toutes parts ? Un voyageur très favorable aux Serbes et qui n’a jamais parlé des Obrenovitch qu’avec une sympathie respectueuse, le docte, le bienveillant M. Kanitz, a recueilli tout récemment une opinion bien grave sur les actes de déloyauté que Milosch, marchand de sel, imposait à Milosch, prince des Serbes. On a dit que l’habileté ou la vertu du kniaze avait été de confondre son intérêt particulier avec l’intérêt de son peuple ; si ce qu’on rapporte est vrai, il se serait donné en cette circonstance un fâcheux démenti. Voici le fait : un savant géologue allemand, M. le baron de Herder, étant venu sur l’invitation du prince explorer le territoire montueux de la Serbie, y aurait découvert une mine de sel, et le prince aurait exigé que cette découverte fût tenue absolument secrète, que personne n’en sût rien, que le géologue l’oubliât lui-même. Pourquoi ? Parce que le prince avait des capitaux considérables engagés dans l’exploitation de mines de sel en Moldavie, en Valachie, et que la découverte du baron de Herder, faisant baisser les prix, aurait compromis ses affaires. Singulier et prosaïque épisode ! Faut-il donc que nous rencontrions les comédies de l’argent même dans ce monde à demi barbare ! On aimerait mieux sans doute les passions héroïques, fussent-elles violentes et quelquefois sauvages. Défions-nous pourtant de ces vœux, il ne faut pas évoquer les tragédies dans une société où la passion est si forte, la loi si faible, où la vie de l’homme compte pour si peu.

Le mal engendre toujours le mal. Si le prince Milosch n’avait pas détruit au profit de son despotisme la juste et inoffensive autorité des knèzes, il n’aurait pas procuré à Maraschli-Ali le moyen de fomenter contre lui des conspirations, et ces conspirations à leur tour n’auraient pas fourni de nouveaux prétextes au despotisme de Milosch. Maraschli était mort peu de temps après l’échec de Marko Abdullah et de Stéphan Dobrinjatz ; il était mort, assure-t-on, de douleur et de honte en voyant toutes ses manœuvres échouer, et ses rivaux d’influence à Constantinople triompher de ses déconvenues. Ce tendeur de pièges, pendant six années de luttes et d’intrigues, n’avait pas empêché Milosch d’affermir de plus en plus le pouvoir qu’il tenait des Serbes. Le successeur de Maraschli-Ali, Abd-ul-Rhaïm, était un homme intègre, absolument incapable des perfidies savantes de Maraschli, mais résolu à contenir Milosch. Que Milosch prît le titre de prince des Serbes, qu’il représentât les Serbes auprès du pacha de Belgrade, qu’il se chargeât de rassembler les contributions pour les lui remettre, rien de mieux ; si le prince des Serbes, par un acte quelconque, prétendait consacrer cette principauté nominale que la Turquie ne reconnaissait point, Abd-ul-Rhaïm avait juré de ne pas le souffrir, et on pense