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en escaladant celle qui s’élève du côté de l’est, la montagne de Chaumont, que les vaudois rencontrèrent les premières troupes réglées qu’ils eussent vues depuis leur départ de la Suisse, et c’étaient des troupes françaises, les dragons du « grand roi. »

Si Victor-Amédée avait dégarni la Savoie de troupes et laissé la route libre aux vaudois, Louis XIV avait au contraire fort à cœur de les arrêter. Ne pouvant faire occuper la Savoie dans la crainte de jeter le duc dans la coalition, il avait fait avancer par le Briançonnais quelques milliers d’hommes qui occupaient le fort d’Exilles et barraient la vallée de la Dora. Ce sont ces soldats que les vaudois venaient de rencontrer en gravissant la montagne de Chaumont. Le moment critique de l’expédition était arrivé. Elle n’a eu à vaincre jusqu’à ce moment que des obstacles opposés par les montagnes et les précipices ; mais ici elle va avoir à lutter contre le véritable ennemi, contre l’oppresseur du peuple élu. Il fallut rebrousser chemin sous une grêle de balles qui tua beaucoup de monde, il fallut regagner le cirque du Jaillon, remonter « l’affreuse » montagne de la Touille, suivre des sommités inabordables pour redescendre sur la Dora en tournant le fort menaçant d’Exilles. Cette marche fut la plus pénible de l’expédition. Les otages, forcés de monter en s’aidant des mains aussi souvent que des pieds, suppliaient les vaudois de leur donner la mort pour abréger un pareil supplice. L’un d’eux, qui était prêtre, fut tué d’un coup de feu en cherchant à s’évader. Ils savaient que leur présence au milieu des proscrits ne serait d’aucune utilité pour personne, car les Français n’étaient pas disposés à se laisser désarmer par les lettres et les supplications des nobles et des moines savoyards, et cette pensée ajoutait à l’horreur de leur situation. On marchait au milieu d’un brouillard épais quand tout à coup, par une éclaircie, on s’aperçut qu’on était suivi par un détachement de la garnison du fort. Ce détachement ne parut pas assez nombreux pour inquiéter les vaudois, et ceux-ci redoublèrent d’énergie pour atteindre le pont en bois jeté sur la Dora à Salbertrand. Le pont était gardé par un régiment et par 500 paysans armés sous le commandement du colonel Larrey. L’ennemi se croyait si sûr d’écraser là les vaudois, qu’il n’avait pas voulu rompre le pont, et cette confiance lui coûta cher. Turrel, ce commandant-général dont le rôle a été systématiquement effacé dans la relation arrangée par Henri Arnaud, montra en cette circonstance une intrépidité sans égale. Arrivé près du pont, il commanda de se coucher à terre pendant le premier feu des Français, un feu terrible qui ne blessa qu’un homme, ce qui fit dire à l’un des otages, gentilhomme blanchi sous les armes, « qu’il n’avait jamais vu un pareil feu avoir si peu d’effet. » Après cette tempête, Turrel s’élance en criant : « Le pont est à nous ! le pont est à nous ! » Et sa troupe le