Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/71

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

détruire l’enchantement de la patrie absente dans le cœur de l’enfant des hautes cimes. Ce trait du caractère des peuples montagnards les rend peu propres aux colonisations, car la patrie nouvelle est sans cesse défaite par l’attrait de l’ancienne qui ramène le colon au pays d’origine. L’idée du retour poursuivait donc les émigrans partout où la bienfaisance protestante s’efforçait de les fixer. Quand une idée domine à ce point toute une collection d’hommes, quelque absurde et insensée qu’elle soit, elle trouve toujours un moyen d’entrer dans les faits. Il en arriva ainsi de cette idée vaudoise, elle trouva des hommes d’action pour la réaliser. Ce n’était pas sans un mot d’ordre secret que les émigrés s’arrêtaient sur la route. Le vieux proscrit de Genève, Janavel, était avec Henri Arnaud l’âme de ce complot, qui avait pour but la restauration des vaudois dans leur pays. Dans un conseil secret tenu à Genève au mois de mai 1688, ils résolurent d’envoyer dans les vallées trois émissaires chargés de reconnaître la situation et d’explorer les cols de la Savoie par où l’on pourrait passer. Les trois espions trouvèrent la désolation partout, les temples abattus, les villages à moitié détruits, des maisons vides, ouvertes et croulantes ; mais l’impression la plus pénible fut de voir les plus belles terres, les prairies de Saint-Jean, les vignes d’Angrogna et de Rora, déjà occupées par des catholiques venus de la Savoie et du Piémont. Une partie de l’ancienne population y vivait encore, retenue par l’amour du sol natal, catholique extérieurement, mais vaudoise au fond de l’âme, sombre, irritée, et pouvant servir de point d’appui à un retour offensif. En revenant par les montagnes de la Savoie pour remplir une partie essentielle de leur mission, ils furent arrêtés dans la vallée de Tignes, en Tarentaise, par le châtelain du comte Laval de l’Isère ; mais ils se tirèrent de ce mauvais pas en se couvrant du déguisement de colporteurs comme les anciens prophètes vaudois, et ils arrivèrent sans autre accident à Genève, où les attendait Janavel.

Ce n’était pas dans la tête seule du vieux proscrit que fermentait l’idée du retour. D’autres s’en occupaient à son insu, et leur tentative faillit compromettre le projet qu’il avait arrêté avec Arnaud, et que nous verrons bientôt exécuter avec une merveilleuse audace. D’après le projet anonyme, les vaudois devaient s’amasser sans bruit vers l’embouchure du Rhône dans le lac de Genève et remonter le fleuve dans le Valais, jusqu’à la hauteur de Martigny. Là, on tournerait à droite, on franchirait les Alpes une première fois au grand Saint-Bernard, une seconde fois au petit Saint-Bernard en tournant par derrière le massif du Mont-Blanc, et, après être entré sur le territoire de la Savoie, on viendrait tomber sur les montagnes natales par le mont Iseran et le Mont-Cenis : projet gi-