Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/618

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de ne pas m’abuser sur les dangers auxquels ma captivité m’exposait, que, sans l’intervention inespérée du très noble seigneur Contarini, j’eusse été assassiné par quelque émissaire de mon ennemi. Je me regarde comme devant la vie à ce généreux protecteur qui vint si à point racheter ma liberté.

« Hors de prison cependant, tout n’était pas dit. La haine d’un homme opulent et cruellement offensé menaçait sans cesse mes jours. Il n’avait que trop de moyens de se défaire de moi. Or, si pauvre que m’eût fait la ruine de ma famille, en telle misérable extrémité que la Providence m’eût réduit, je ne pouvais oublier que le sang des Gambara coule dans mes veines, et je frémissais à l’idée de ce précieux sang versé sans honneur ni profit au détour de quelque ruelle obscure par le stylet d’un ruffian mercenaire aux gages d’un trafiquant. Aussi, poussé à bout et me croyant en état de défense légitime, je résolus de me débarrasser, sans recourir, à d’autres mains que les miennes, de cet ennemi juré que je regardais comme inexorable. J’étais las de vivre en de continuelles angoisses. Une vieille arquebuse m’était demeurée, que j’avais cachée toujours avec le plus grand soin, attendu que la lettre G, incrustée en ivoire dans la crosse, pouvait révéler mon véritable nom et me signaler aux persécuteurs de la famille Gambara. Le tumulte du jeudi gras me parut propre à favoriser l’exécution de mon sinistre projet. J’écrivis donc au joaillier en déguisant soigneusement ma main ce billet qu’on a retrouvé sur lui après sa mort, et je l’écrivis en dialecte brescian, que j’évitai toujours de parler soit à Venise, soit à Padoue, afin de ne point trahir le secret de mon origine. Sachant que Toldo se préoccupait tout particulièrement de faire disparaître les dessins exécutés d’après sa femme, cette circonstance me fournit les moyens de l’attirer au rendez-vous mortel que je lui donnais. Vos excellences savent qu’il mordit à l’hameçon, et qu’au lieu, à l’heure marqués d’avance, il tomba frappé par moi. Je dois dire qu’en choisissant le jeudi je n’avais aucunement songé à mon faux nom de Ziobà et à la confusion qui pouvait résulter d’une coïncidence purement fortuite. Le hasard seul en fit un premier moyen de justification. Un second me fut fourni par la singulière analogie de traits et de taille qui existait entre la fille d’un tailleur de Padoue qui m’avait accordé certaines privautés et la belle Lucrezia Toldo, dont elle m’aidait à bannir la mémoire importune. Je pouvais donc, par suite de toutes ces chances favorables, espérer que mon crime demeurerait impuni ; mais quelle faute, si secrète soit-elle, peut échapper à la clairvoyance de magistrats comme ceux de notre république ? Il a suffi pour me perdre du témoignage que le généreux Contarini a voulu porter en ma faveur. Ce rayon lumineux