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par ce fait seul je me trouvai au rang des proscrits. Tout citoyen pouvait m’arrêter, et, en cas de résistance, me tuer sur place. La police m’a dépisté ce matin, et me voici dans un antre où mon ennemi, moyennant le sacrifice de quelques sequins, peut à volonté me faire étouffer, empoisonner ou poignarder. Or votre excellence est à même de juger si je mérite la mort pour n’avoir pu payer une dette de cinquante lire, et si, dans de telles circonstances, c’est ou non un grave ahus de livrer les prisonniers à des chances comme celles qu’ils courent une fois enfermés ici.

« Ce discours me frappa de surprise. J’entrevis quels vices énormes s’étaient glissés, peu à peu dans le régime de nos prisons ; , mais je me gardai de témoigner le moindre étonnement, un membre du grand-conseil n’étant pas censé ignorer les corruptions qui lui étaient ainsi dénoncées. Je tâchai de rendre quelque espérance au prisonnier en lui promettant d’entraver les projets de vengeance que son ennemi avait pu former ; mais il ne paraissait pas convaincu que mes bonnes intentions dussent le protéger suffisamment, et il me pressait de donner les ordres nécessaires, attendu que, voulant en finir avec lui, ses persécuteurs n’attendaient peut-être que l’heure de mon départ. Pour porter quelque remède à un abus invétéré que l’usage semblait presque avoir converti en loi, il ne fallait rien moins qu’un décret du conseil des dix, et je ne pouvais me flatter de l’obtenir séance tenante. Je ne vis donc qu’un moyen de tirer de là ce malheureux, que la terreur rendait à moitié fou : c’était de payer les cinquante lire, ce qui forçait les geôliers à l’élargir sur-le-champ. Ainsi se passèrent les choses, et dès le lendemain je préparai un rapport que j’adressai au conseil sur les abus tyranniques dont avaient à se plaindre les prisonniers della pace. Les graves événemens qui ont agité l’Italie depuis un an auront sans doute empêché le conseil suprême de faire droit à ma requête, et de rendre le décret que je sollicitais de sa sagesse.

« Deux mois environ après l’incident que je viens de faire connaître à vos seigneuries, mon valet de chambre me remit une somme de cinquante lire accompagnée d’une lettre par laquelle, en faisant profession d’une reconnaissance éternelle pour moi et les miens, Pasquale Ziobà me donnait à savoir que, pour l’honneur de son nom, il devait absolument me rembourser la somme dont je lui avais fait présent. Une telle marque de vanité me parut presque risible avec un nom comme celui dont l’épître était signée. Depuis lors, j’avais complètement perdu de vue ce Pasquale Ziobà, et n’ai vraiment pas autre chose à dire de lui. »

Cette déposition du noble Contarini, quoique faite à bonne