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d’après l’esquisse de mon plus jeune disciple que j’ai terminé ce tableau d’une conception difficile, tellement difficile qu’aucun de mes prédécesseurs ne l’aurait, je crois, abordé[1].

« J’estimais que ce glorieux débutant pourrait quelque jour faire honneur à la peinture, car je le voyais comme moi plus préoccupé de l’art que du gain ; mais je m’aperçus enfin, à mon grand regret, que l’espoir de la renommée n’avait guère prise sur son ambition, et qu’il tenait médiocrement à voir son nom inscrit sur la liste de nos grands maîtres. L’orgueil d’une haute extraction était sa chimère favorite. Son plus cher espoir était de retrouver un jour les nobles parens dont il se croit issu. C’est cette folie qui nous l’enlève, et il faut le plaindre. A peine doté de la modique pension que j’avais sollicitée pour lui, il manifesta le désir d’entrer à l’université pour y apprendre une quantité de choses étrangères à notre grand art. Mes remontrances n’obtinrent aucun crédit. Il me répondait par ce que je ne crains pas d’appeler des billevesées, comme ce jour où je l’entendis exprimer l’assurance qu’à l’époque de sa majorité il comptait bien me commander pour dix mille ducats de peinture. Après de tels propos, quel espoir conserver de le rendre à la raison ? Cependant, comme je m’intéressais toujours à lui, je m’entremis pour lever les obstacles qui l’empêchaient d’être admis parmi les étudians de Padoue. Je dois dire que Pasquale menait une vie régulière. Jamais de rancunes, jamais de querelles : non qu’il soit d’un caractère très doux, au contraire il manque de patience et s’irrite aisément ; mais un orgueil profondément enraciné lui fait regarder tout emportement comme indigne de son rang. De même sa vivacité, son brio naturels, ne l’empêchent pas, tout en amusant ses camarades, de leur faire parfois comprendre qu’il se regarde comme supérieur à eux. Quant à l’accusation dont il est, j’espère, la victime innocente, je la regarde jusqu’à preuve nouvelle comme dénuée de toute vraisemblance, Son caractère étant donné, je serais merveilleusement surpris le jour où il me serait démontré que mon pauvre Ziobà, l’hôte de mon foyer, l’ami de mes fils, s’est souillé d’un meurtre. »


Le 20 mars, l’accusé a reparu devant ses juges avec une remarquable assurance et une présence d’esprit que rien ne déconcerte. Il ne reste guère à sa charge que les dernières paroles de l’homme assassiné : — Ziobà.. Il viluppo… disegni,… que les magistrats interprètent ainsi : — Ziobà est le nom de mon assassin… Vous

  1. Cette toile du Titien a disparu en 1572 dans les flammes qui dévorèrent en partie le palais des doges.