Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/534

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’elle ignorait, elle a senti la force de la loi, elle voit où serait le malheur, elle voit aussi où sera la réparation complète, c’est-à-dire le seul bonheur digne de cette noble fille. N’admirez-vous pas cependant comme l’art le plus libre et le plus dégagé, dès qu’il touche aux problèmes de la vie morale, est conduit naturellement aux vérités éternelles ? Ce n’est pas sans raison qu’au début de cette étude nous avons évoqué le souvenir des vieilles légendes consacrées par le théâtre du moyen âge. Esther va rejoindre les Afre et les Thaïs, lorsque, toute brisée par son sacrifice, elle répond à la mère qui la plaint, qui la console : « Oh ! moi, j’ai Dieu ! »

C’est donc un grand et légitime succès que vient de remporter l’auteur des Faux Ménages. M. Édouard Pailleron, dans ses œuvres précédentes, avait montré de l’esprit, de la grâce, des idées, avec une ironie un peu sèche parfois et un langage légèrement précieux. Il prend aujourd’hui son essor, un vrai poète s’est révélé sur la scène. L’interprétation a été digne de l’œuvre. Mlle  Favart et M. Delaunay ont rendu avec la plus touchante énergie les caractères si sympathiques d’Esther et d’Armand ; il est impossible de montrer plus d’art et d’inspiration, d’entrer plus complètement dans la pensée de l’auteur, d’enlever plus heureusement les situations hasardeuses. M. Bressant, dans le rôle si neuf et si hardi du père déchu qui se relève un instant, a montré toutes les ressources d’un comédien accompli. Quels restes d’élégance chez le gentilhomme dégradé ! quelle amertume dans ses sarcasmes ! comme il savoure son châtiment ! comme il parle du devoir qui se venge ! Et plus tard quelle humilité, quelle timidité en face de son fils ! Avec quelle mesure il reprend son rôle de conseiller, puis s’efface au plus vite ! N’oublions ni Mlle  Nathalie, qui représente la mère avec une dignité sévère et tendre, ni Mlle  Reichemberg, qui exprime si bien l’ingénuité d’Aline, ni M. Coquelin, dont la voix mordante dessine vigoureusement l’étrange pays des faux ménages. Des situations hardies, mais surtout de hautes et viriles pensées, voilà ce que demande le théâtre. Que M. Édouard Pailleron fournisse encore et souvent de pareilles occasions de succès aux comédiens de notre première scène ; qu’il poursuive cette veine féconde, qu’il continue de peindre la passion en la soumettant à la loi ; qu’il affermisse son style, toujours si heureux quand il est simple et franc ; qu’il se défie de certaines prétentions, de certaines mièvreries : le public sera exigeant désormais envers un poète qui vient de prendre un tel essor et de marquer sa place parmi les jeunes maîtres de la littérature dramatique.

saint-rené taillandier.

L. BuLoz.