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à voir la témérité du poète, la hardiesse des situations qu’il portait si résolument sur la scène. Malgré le talent de l’auteur, malgré le souffle généreux qui soutient, qui soulève son œuvre aux endroits périlleux, n’y avait-il pas à craindre que le public refusât de se prêter à des inventions si hardies ? Nous nous rappelions alors une histoire bien touchante aussi et singulièrement audacieuse, racontée il y a plus de trente ans par un de nos maîtres. Un jour, au ive siècle de notre ère, l’évêque Narcisse et son diacre Félix, cherchant un refuge contre les persécuteurs, entrent dans une maison de la ville d’Augsbourg. Où sont-ils ? Chez une courtisane. La malheureuse était une fille de Chypre, joyeuse, insouciante, élevée dès l’enfance pour son métier infâme ; elle reçoit les deux voyageurs comme ses hôtes accoutumés, apprêtant le festin, disposant son logis pour une nuit de débauche et d’ivresse. On devine l’émotion qui la saisit dès que la vérité lui est connue. Celui qui vient d’entrer dans sa maison, c’est un évêque chrétien, un homme pur entre tous. « Seigneur, lui dit-elle, je suis indigne de vous recevoir, et dans toute la ville il n’est pas une créature plus avilie que moi. » Mais l’évêque la rassure, il lui parle du Christ, il lui raconte l’histoire de la Madeleine ; l’infortunée apprend, avec quelle surprise, avec quelle joie bienfaisante ! qu’il n’est pas de faute irrémissible, pas de souillure ineffaçable. Elle peut se relever, si elle le veut. Être sauvée ! être affranchie de la honte ! voilà l’idée qui la transporte et qui déjà la régénère. Elle a des sœurs, compagnes d’ignominie, qui accourent à cette nouvelle, voulant aussi être purifiées. « Songeons-y bien, dit l’écrivain que je cite, il n’y a rien de si naturel. Ces malheureuses ont toujours été méprisées, et méprisées dans l’amour, là où le mépris est le plus poignant. Elles n’ont jamais été aimées qu’avec mépris, elles vivent de mépris, c’est le mépris qui les nourrit, et tout à coup un homme vient dans leur maison qui leur dit que leurs péchés leur seront remis, qu’elles peuvent retrouver le respect, l’honneur. Le respect, l’honneur ! quelles paroles dans cette maison !… Richesse, plaisirs, tendresse même, s’il y en a sans estime, tout leur a été promis mille fois ; mais l’honneur, mais la pureté comme au jour de leur naissance, voilà la parole imprévue, voilà le mot miraculeux qui les bouleverse et qui les fait chrétiennes ! »

Lorsque M. Saint-Marc Girardin commentait ainsi, d’après les Acta sanctorum des bollandistes, l’histoire de sainte Afre, courtisane, patronne d’Augsbourg, il indiquait un programme d’études dramatiques parfaitement approprié aux sociétés modernes, et qui ne fait que se renouveler de siècle en siècle. Le théâtre du moyen âge avait soupçonné tout d’abord l’intérêt de ces tableaux où une âme souillée se redresse et se purifie. N’est-ce pas au xe siècle, dans un couvent d’Allemagne, que la religieuse Hrosvita mettait en scène les aventures de l’évêque Paphnuce et de la courtisane Thaïs ? Dégradation et redressement, c’est le cercle éternel où s’agitent les luttes de la vie morale. Seulement, dans ces vieux drames