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sacrifice. Mieux vaut chercher au dehors ce qui coûterait plus à produire qu’à acheter. Voilà le bon système ramené à son expression la plus simple. J’admets volontiers une exception pour divers objets d’habillement et pour certains tissus d’un usage journalier, exception plus apparente que réelle, car on consacre à les établir un temps qui autrement serait à peu près perdu. Ainsi la laine et le lin recueillis sur la ferme y sont utilement mis en œuvre pour les besoins de la famille. Les femmes les filent elles-mêmes, et toujours d’après l’antique procédé de la quenouille, soit l’été en gardant les troupeaux, soit l’hiver à la veillée. La filature à la main n’est donc pas éteinte partout, comme on l’a dit souvent; elle occupe encore une place assez large dans les fermes bretonnes : c’est même le soir un spectacle curieux, quand toute la famille est réunie, que de voir les femmes alignées par rang d’âge sur les deux côtés du foyer, depuis la grand’mère jusqu’aux plus jeunes filles, la quenouille au côté et le fuseau à la main. Elles se tiennent souvent debout, comme des soldats sous les armes, afin que le jeu du fuseau soit plus libre, tandis que les hommes, assis au fond devant l’âtre, tressent des chapeaux de paille ou des paniers d’osier. Il faut bien que les fileuses recourent ensuite au métier du tisserand; mais c’est à peu près la seule aide qu’elles réclament du dehors. Pour les tissus en laine, on s’épargne jusqu’aux frais de teinture en élevant de préférence des moutons noirs. Ce système de travail résistera longtemps à la concurrence des grandes manufactures; il a pour le défendre, outre une habitude invétérée, l’extrême économie dans les frais de production. De plus le tissu vaut mieux, il dure plus longtemps, c’est incontestable; seulement il est plus rude à la main et moins flatteur à l’œil. Si l’on finit jamais par l’abandonner pour les articles industriels, ce sera bien plus par le désir d’être mieux habillé que par suite d’un calcul économique.

Les mœurs des familles prêtent une force réelle au nœud de l’exploitation agricole. Avant tout, on est attaché au pays, on aime son village et son champ. Dans les fermes, où se pressent parfois deux ou trois générations, la subordination envers le chef de la famille est complète : c’est comme un patriarche; ni les fils, ni les gendres, ni les petits-fils, ne songent à discuter son autorité; lui seul assigne à chacun sa place et son travail. On n’a guère qu’un seul tourment, terrible, continuel, — l’idée du tirage au sort pour les garçons. Plusieurs années à l’avance, il n’y a point d’autre sujet de conversation. Une fois sous les drapeaux, ces jeunes conscrits peuvent devenir d’excellens soldats, grâce surtout au respect de la règle, qu’ils ont appris dès l’enfance; mais à coup sûr ils n’avaient pas la vocation militaire. Nulle part l’idée de la séparation n’est plus douloureuse, ni l’heure du retour plus impatiemment atten-