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que Du Rincy ne figure nulle autre part dans la cour de Ninon, et que Châtillon est mort depuis plusieurs années. — Devenue veuve, Mme Scarron aurait continué d’écrire très intimement à Ninon, suivant La Beaumelle. Il s’agit d’abord d’une proposition de nouveau mariage sur laquelle la courtisane aurait été consultée. Une autre lettre est du ton que voici : « Le maréchal d’Albret est mon ami de tous les temps ; je ne sache pas qu’il ait été mon amant. Quand on vous a servie, belle Ninon, on devient d’une délicatesse extrême. Je le vois tous les jours, et vous savez qu’on peut le voir sans danger. Venez souper chez moi ce soir… Je vous attends, à moins que le marquis ne vous retienne. » Ces lignes seraient écrites en 1666. Or Mme Scarron, veuve, ne donnait pas à souper ; le maréchal d’Albret vivait alors en grande dévotion, et enfin le marquis, c’est-à-dire évidemment Villarceaux, était depuis près de dix ans séparé de Ninon. Louis Racine n’hésite point à mettre sur son exemplaire de La Beaumelle, en regard de chacune de ces lettres, ces mots : « très fausse, » ou bien « m’est inconnue. »

C’est pourtant sous les mêmes couleurs, ou peu s’en faut, qu’on représente souvent encore toute la première moitié de la vie de Mme de Maintenon. On paraît croire qu’elle a eu la vulgaire ambition de succéder à tout prix à Mme de Montespan, et que des scrupules de conscience ne conviennent guère à celle qui serait restée l’intime amie, presque la digne émule de Ninon. Ces conclusions se retrouvent dans quelques-uns des livres les plus graves ; elles sont à peu près celles d’un récent volume sur Mme de Montespan, où M. Pierre Clément a d’ailleurs prodigué, suivant sa coutume, l’inédit du meilleur aloi et du plus pressant intérêt[1]. Et quelles sont les preuves, après qu’on a consenti à ne pas compter pour beaucoup les imaginations du « trop suspect » La Beaumelle ? « Mme de Maintenon a livré au feu toutes les lettres qu’elle a reçues, dit M. Clément ; mais on ne peut tout brûler, et il restera toujours, sans parler de Saint-Simon, de la princesse Palatine, de La Fare, la lettre de Ninon de Lenclos sur la chambre jaune, et celle de Mme de Sévigné, écrivant à sa fille le 16 juillet 1680 au sujet de la rivale heureuse de Mme de Montespan cette phrase compromettante : « croyait-elle qu’on pût toujours ignorer le premier tome de sa vie ? » Voilà les témoignages ; sont-ils vraiment d’une grande valeur ? Est-ce, en vérité, Saint-Simon qui passera ici pour un témoin digne de foi, lui qui n’a pas même pris soin de s’informer au sujet de cette biographie, tant il apporte à ce qui regarde la

  1. Il faut lire dans la correspondance inédite entre Colbert et Louis XIV, que donne ce curieux livre, ce que coûtait Mme de Montespan à la France. Il faut voir l’humiliation d’un Colbert ; tous les chiffres sont là, c’est chose inouïe.