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d’intimité, l’émotion le gagnait, lui qui riait de tout, il devenait grave, et cette mémoire du cœur fut un des côtés les plus honorables de sa nature. L’esthétique est à coup sûr une fort magnifique invention, j’estime cependant que ses lois ne sauraient être partout également appliquées; volontiers je l’appellerais une dixième muse, pourvu qu’on m’accordât qu’il est bien des artistes au berceau desquels elle ne fut pas convoquée, et que son absence n’a pas empêchés de grandir.

Rossini figure au premier rang de ces artistes, moins rares, en Italie surtout, qu’on ne croit, et toute pruderie, quand il s’agit de pareils hommes doit être mise de côté. C’est au plein courant de leur période qu’il faut les prendre, dans ce milieu même dont leurs ouvrages portent les imperfections, comme ils en reproduisent le mouvement et la vie. Par cette industrieuse activité des premiers jours, cette inconscience du génie sans cesse en veine de produire n’importe avec quels élémens et dans quelles circonstances, Rossini rappelle les grands Italiens du XVIe siècle; il chante à l’aventure, à tout venant, parce qu’il ne saurait faire autre chose, et comme fait Titien, qui peint les belles femmes parce qu’elles sont belles. Nous avons changé tout cela : est-ce un bien, est-ce un mal? Nul ne le peut dire; toujours est-il que l’excès de culture remplace aujourd’hui le tempérament. Chez le Rossini des premières années, le tempérament prédomine. Ce bambin écrivant Tancredi et que Weber mitraille de ses invectives n’est qu’un musicien, vous le pileriez dans un mortier que ses os pulvérisés ne vous donneraient pas une parcelle d’esthétique; mais en revanche quel musicien! quelle organisation et quel génie ! Que d’autres prolongent la saison des études, fréquentent les conservatoires et les bibliothèques, il n’a pas le temps, lui, de s’attarder à ces préliminaires, il lui faut écrire selon l’inspiration du moment, écrire sans sujet, sans motif. « Mes libretti de cette époque, disait-il en plaisantant, ne le prouvent que trop ! » Il compose ses introductions sans connaître le scénario du poème, saisit à la hâte les paroles qu’on lui donne, et tout d’un trait les met en musique. Demetrio e Polibio, qui figure au nombre de ses partitions et dont un quatuor et un duo ont surnagé, fut bâclé de la sorte et morceau par morceau pour la famille Mombelli, une de ces smalas concertantes qui voyageaient de ville en ville, portant dans leurs bagages toute une pacotille musicale et dramatique. Rossini avait alors treize ans, et littéralement ne savait pas ce qu’il faisait. Le père Mombelli lui donnait à composer tantôt une cavatine, tantôt un duo, un quatuor, pour chaque morceau payait deux piastres, et il se trouva qu’un matin cette besogne était devenue une partition. Rossini, à cette heure de sa vie, n’avait