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n’ait du même coup travaillé plus ou moins pour l’avenir, et si, comme semble dire M. Wagner, ce pauvre diable de Rossini, « qui pourtant avait de la facilité, » dut « s’ingénier à droite et à gauche pour trouver de quoi vivre matériellement, » c’est un peu la faute de la destinée, qui négligea de mettre sur sa route cette fameuse source des faveurs princières où tant d’honnêtes pèlerins de la démocratie se sont désaltérés à coupe pleine. Qui pourrait dire que ce déshérité, mort hier, ne léguant au monde que son Guillaume Tell et une quarantaine de misérables partitions où figurent le Barbier, Sémiramide et le troisième acte d’Otello, n’eût point fait quelque chose, lui aussi, quelque chose comme Tristan und Iseult par exemple et les Maîtres chanteurs de Nuremberg, si, au lieu d’être cet aimable et doux compagnon vivant de son travail et ne demandant rien à personne, il eût su, dans sa jeunesse, emboucher assez haut le trombone de la république universelle pour s’attirer l’enthousiasme maladif et les folles munificences de ces monarques mis hors d’affaire par la politique d’un Bismarck et le sentiment de leur propre défaillance?

Tout cela au fond est dérisoire, et l’outrecuidance perce trop. Nous n’avons nulle envie de contester le talent de M. Richard Wagner : c’est avec Verdi le seul maître de nos jours attristés; mais que veut-il en tout ceci? Quel besoin le pousse à écrire? Rossini meurt, vient-il à ce propos émettre des idées, une vue d’ensemble sur l’art, comme il en a le droit? Agir ainsi serait trop simple, et quand les Rossini quittent ce monde, c’est probablement à cette unique fin d’offrir aux Richard Wagner une occasion de se mettre en scène. Une plaisanterie attribuée à l’auteur de Guillaume Tell au sujet de l’auteur de Tannhäuser[1] va servir de prétexte à M. Wagner pour parler de ce pauvre homme d’un air de sublime commisération. « Je lui annonçai ma visite! » On croirait ouïr le langage d’un souverain. Weber n’avait-il pas eu dans son temps maille à partir avec Rossini? Dès lors quoi de plus naturel que de chercher à son tour et après coup au grand Italien sa querelle d’Allemand? Pas n’est besoin d’être un Valois pour bien s’entendre à jouer en ce monde son petit rôlet. « Qu’est-ce que Novalis? nous disait un jour Lamartine, on prétend qu’il m’imite ! » Et notez qu’en ce moment le poète de Henri d’Ofterdingen était mort depuis plus de trente ans. Qu’est-ce que ce Rossini que M. Richard Wagner ne connaît que

  1. «Un prétendu bon mot de Rossini fit le tour des journaux. Son ami Mercadante avait, dit-on, pris parti pour ma musique, ce dont Rossini avait voulu le punir, un jour qu’il donnait à dîner, en ne lui servant d’un plat de poisson que la sauce, attendu que la sauce sans le poisson devait suffire à un homme qui se contentait de musique sans mélodie. » (Gazette d’Augsbourg du 17 décembre 1868.)