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France victorieuse la compensation que celle-ci aurait jugé bon de réclamer pour s’indemniser des sacrifices de tout genre que lui aurait coûtés une guerre dont elle aurait supporté presque tout le poids ? Le peuple anglais n’a pas encore perdu tout à fait le respect des traités, et il se souviendrait qu’il a apposé sa signature à celui qui garantit l’indépendance de la Belgique. En diplomatie, il tient aux traditions. Or l’une de celles qui a le plus de racines dans l’opinion, c’est que de la neutralité de l’Escaut dépend la liberté de la Tamise. Le chef du parti whig, lord Russell, n’a-t-il pas dit à propos de l’annexion de Nice et de la Savoie : « S’il surgissait une question dans laquelle la France vînt à agir dans cet esprit d’empiétement qui est quelquefois le mobile d’une grande nation militaire, alors nous formerions une alliance avec les autres grandes puissances pour combattre ses desseins ? » Au-delà du détroit, les idées économiques sont en grande faveur, mais voici un simple calcul qui à ce point de vue ne manque pas de portée. La Belgique apporterait à la puissance qui se l’adjoindrait un tel accroissement de forces que l’Angleterre, afin de maintenir l’équilibre préexistant, devrait dépenser pour ses armemens sur terre et sur mer au moins 100 millions de plus par année. Or, au taux actuel des consolidés, cela dépasse l’intérêt de 3 milliards. À les sacrifier tout de suite pour une guerre décisive, elle éviterait une dépense annuelle de 100 millions, et elle ferait encore une économie. Donc, même isolée, elle tenterait la lutte, et elle ne serait pas longtemps seule, car la conquête de la Belgique entraînerait celle des provinces rhénanes, comme celle de ces provinces entraînerait l’annexion de la Belgique. S’il y avait fait accompli, peut-être l’Angleterre se résignerait-elle ; mais c’est justement pour empêcher le fait de s’accomplir que Léopold a voulu armer l’Escaut. En le faisant, il a été appuyé par les hommes d’état anglais et par les princes allemands[1], et cette mesure de précaution était si légitime et si naturelle que la France même n’en a pris aucun ombrage. Espérons que l’occasion ne se présentera pas de vérifier combien les prévisions du roi des Belges étaient fondées.


IV.

La vie privée de Léopold était celle d’un homme de haute culture qui goûte et apprécie toutes les productions de l’esprit humain.

  1. En 1865, Léopold écrivait à M. Jules van Praet, son secrétaire intime, à propos du général Chazal, qui avait défendu les armemens de la Belgique : « Veuillez dire à Chazal qu’il lui revient une gloire européenne de sa conduite. Le roi de Prusse m’en avait encore parlé avec admiration à Bade, le grand-duc Constantin aussi. »