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autorité. Il reçut les délégués d’Anvers, et s’efforça, dans un discours d’un raisonnement serré et d’un ton assez sévère, de justifier la mesure qu’on attaquait. Lui-même semble avoir éprouvé quelques doutes sur la convenance de cet acte, car dans sa correspondance privée il se montre avide de recueillir les marques d’approbation de la presse étrangère. « J’ai lu avec plaisir, écrivait-il au général Chazal, que le Journal des Débats et la Revue des Deux Mondes approuvent ma réponse. Lord Russell l’a également approuvée. » Malgré tout, je persiste à croire que, si le roi tenait à son discours, il aurait agi plus prudemment en le faisant prononcer par un ministre responsable. Il s’agissait, il est vrai, d’un intérêt général, non d’une question de parti, et néanmoins, aux yeux des mécontens, la royauté perdit une partie de son prestige. Le souverain ne doit jamais attacher son nom et presque sa dignité à une mesure législative qu’une majorité nouvelle peut changer.

Quel jugement faut-il porter sur l’œuvre que le roi Léopold a menée à terme au risque de laisser des germes d’irritation dans une des villes les plus importantes du pays ? Ce jugement dépendra évidemment de l’opinion qu’on se fera de la justesse des vues qui ont été son mobile. A-t-il eu raison de compter sur l’Angleterre en cas d’attaque du dehors ? Sur ce point, les opinions sont partagées. Non, disent les uns ; l’Angleterre cherche à se dégager des affaires du continent. Ses grands intérêts sont dans l’autre hémisphère, en Asie, en Australie, non en Europe. Si elle abandonne les îles ioniennes et peut-être Gibraltar, qui sont à elle, l’Abyssinie, qu’elle a conquise, ira-t-elle faire la guerre pour Anvers, qui ne peut jamais lui appartenir ? Anvers est un pistolet sur le cœur de l’Angleterre, a dit Napoléon ; mais le mot a vieilli et n’a plus de sens aujourd’hui. Les économistes sont déjà entrés dans le cabinet britannique, et leurs idées acquièrent sans cesse plus d’autorité dans leur pays. Pour eux, ce qui importe, c’est non le drapeau qui flotte sur un territoire, mais la quantité de marchandises qu’on y peut vendre. Que le continent tout entier ne fasse plus qu’un état gigantesque, ils ne s’en plaindront pas, pourvu que ses ports soient ouverts au libre échange. N’ont-ils pas déclaré que même la question d’Orient ne mettrait pas le feu aux canons anglais, et qu’on ne referait plus une campagne de Crimée ? L’Angleterre, qui n’a pas défendu le Danemark, abandonnerait de même la Belgique.

Voici ce qu’on peut répondre pour justifier les vues du roi Léopold. Ignorez-vous donc que, si l’Angleterre n’a pas secouru le Danemark, c’est pour ne pas mettre la Belgique en péril, car, faisant la guerre à l’Allemagne, elle perdait ses alliés naturels sur le continent, et s’enlevait d’avance le droit et le moyen de refuser à la