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pule que pendant tout son règne la nation s’est réellement gouvernée elle-même sous ses auspices. Il eut pourtant à résister plus d’une fois à de dangereux conseils. J’en citerai un exemple qui apporte avec lui un grave enseignement. Après quelques essais de ministères mixtes qui avaient échoué, M. le comte de Theux avait formé en 1846 un cabinet homogène d’une nuance catholique très marquée. Le parti libéral se prépara aussitôt à le combattre avec la plus grande énergie. L’association électorale de Bruxelles convoqua les délégués de toutes les associations provinciales, afin de constituer un congrès libéral chargé d’arrêter le programme du parti, de la même façon qu’on le fait aux États-Unis avant toute élection importante. La seule perspective de la réunion des représentans de ces clubs, qui existaient dans toutes les grandes villes, remplit Louis-Philippe et ses ministres des plus vives alarmes[1]. Il crut que les excès de 93 allaient se renouveler en Belgique. Il était convaincu que Léopold devait frapper, anéantir cette audacieuse assemblée, qui n’était rien moins à ses yeux qu’une convention révolutionnaire. Il conseillait à son gendre de maintenir à tout prix le cabinet conservateur, et surtout de ne point admettre au pouvoir les délégués et personne de leur couleur politique. Il allait même jusqu’à lui offrir en cas de conflit l’appui armé de la France. On ignore ce que répondit Léopold, mais il se garda bien d’adopter la

  1. La lettre de Louis-Philippe au roi des Belges offre tant d’intérêt que nous croyons devoir la reproduire en entier.
    « Paris, 14 mai 1S46.
    « C’est sur la table du conseil que je vous écris. Vos lettres et tout ce que je recueille d’informations sur la situation de la Belgique fermentent dans ma tête, sur le fonds de ma vieille expérience et des orages révolutionnaires qui ont passé sous mes yeux. C’est surtout cette assemblée de délégués des associations belges qui va se réunir à Bruxelles qui me préoccupe. Elle ne me rappelle rien moins que la commune de Paris en 1792, dictant de l’Hôtel de ville à la convention nationale, aux Tuileries (après la disparition de la royauté), tout ce qu’il lui plaisait de lui imposer, et parvenant jusqu’à envoyer à sa barre des députations audacieuses qui lui faisaient rapporter le lendemain les décrets qu’elle avait prononcés la veille.
    « J’ignore le moyen que peut fournir la législation belge pour paralyser, frapper et anéantir cette audacieuse réunion, si elle ne permet pas de la prévenir, ce qui serait toujours préférable. On dit que la constitution belge autorise les associations ; mais je ne sais pas jusqu’où s’étend cette autorisation, et je doute qu’elle paisse s’étendre, même en droit, jusqu’à autoriser la formation d’une assemblée de délégués élue sans autorité légale, délibérant, prenant des arrêtés, comme des chambres légalement élues et exerçant les pouvoirs constitutionnels dont elles sont investies par la constitution et la loi du pays. Ce n’est rien moins à mes yeux qu’une convention nationale révolutionnaire constituée, puisqu’elle le serait en dehors de toutes les lois et de l’autorité constitutionnelle de la royauté et même probablement sans rapport avec le gouvernement légal du pays.
    « J’en ai entretenu tout à l’heure mes ministres, et il n’y a eu parmi eux qu’un cri sur l’incompatibilité d’un tel état de choses avec l’existence du gouvernement légal et constitutionnel du pays. Grâce à Dieu, cet état de choses n’existe pas encore, au moins dans ce développement ; mais n’oubliez pas que c’est précisément de l’absence de toute règle légale dans leur création que les assemblées révolutionnaires tirent la force de détruire les institutions légales, et que ces dernières se laissent intimider par l’audace effrénée des autres.
    « Nous ne sommes nullement disposés à laisser arriver la crise belge à de telles extrémités ; mais nous ne le sommes pas davantage à sortir des limites que nous tracent les traités et notre respect pour l’indépendance et la neutralité du royaume belge.
    « En voyant devant nous la possibilité de pareils événemens, j’éprouve le besoin de connaître votre opinion :
    « 1o Sur ce que vous croyez pouvoir faire pour les prévenir ;
    « 2o Sur ce que, le cas échéant où votre gouvernement se trouverait impuissant, et encore celui où il serait débordé, vous croiriez devoir et pouvoir nous demander. Nous ne devons ni ne voulons rien faire que par votre initiative ; mais il faut prévoir à l’avance et concerter ce que des orages rapides peuvent inopinément exiger.
    « L’heure de la poste ne me permet pas de vous écrire plus longuement. Gardez bien votre ministère actuel ; soutenez-le le plus vigoureusement que vous pourrez : rien ne serait plus propre à tout ébranler qu’une crise ministérielle et surtout que l’entrée au ministère des délégués, de leurs adhérens et de ceux de leur couleur politique. »
    On peut dire que Louis-Philippe, dans ce cas, n’a pas été bon prophète ; ce qui devait, suivant lui, tout ébranler est précisément ce qui a tout sauvé.