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presque toutes les espèces il s’élève chaque année entre les mâles des luttes excitées par la rivalité. Ces luttes sont souvent de vrais combats, comme chez le cerf, chez certains poissons. Elles peuvent être aussi des plus paisibles et revêtir le singulier caractère d’un concours dont les femelles sont juges. Ainsi, à l’époque des amours, certains oiseaux, le merle de la Guyane, les oiseaux de paradis, s’assemblent en grandes troupes. Alors chaque mâle fait parade de tous ses avantages, étale ses plumes et prend les poses les plus étranges, jusqu’à ce que les femelles aient fait leur choix. Or, violentes ou pacifiques, ces luttes ont le même résultat. Quoique survivant d’ordinaire à leur défaite, les vaincus ne contribuent que rarement à la propagation de l’espèce, et les vainqueurs transmettent à leurs descendans leurs caractères de supériorité. L’élection sexuelle vient, on le voit, en aide à la sélection proprement dite, et c’est elle surtout qu’on peut regarder comme étant essentiellement un élément de progrès. Les plus forts, les mieux armés, les plus beaux, ont seuls ici l’avantage, et, sans rien changer au type, leur influence tend sans cesse à le fortifier, à l’embellir.

Acceptons pour le moment toutes les idées de notre auteur, et voyons comment plusieurs espèces bien distinctes sortent, comme d’une souche commune, d’une espèce primitive unique. Nous supposons que celle-ci compte un nombre considérable de représentans occupant une aire géographique très étendue, par conséquent plus ou moins accidentée et nourrissant un grand nombre d’autres espèces. Les effets du grand nombre et de l’extension pourront ainsi se manifester. Chaque individu devra soutenir la lutte pour l’existence non-seulement contre le monde physique et contre les espèces étrangères, mais encore contre ses propres frères, doués des mêmes aptitudes et ayant à satisfaire aux mêmes besoins. Quelque semblables au début qu’on suppose tous ces êtres de même espèce, des nuances surgiront bientôt parmi eux. L’habitant des plaines contractera d’autres habitudes que celui des montagnes ; celui que le hasard aura fait naître dans un marécage subira des influences de climat opposées à celles qu’imposent des sables arides. Chez tous, d’inévitables altérations physiologiques survenant dans des organes reproducteurs modifieront quelque peu les caractères premiers. Dès lors la sélection naturelle, peut-être quelque peu indécise d’abord, s’accentuera davantage. Or il est clair que les conditions de supériorité varieront dans des circonstances physiques diverses aussi bien qu’au milieu d’espèces faibles et inoffensives ou agressives et robustes. Par conséquent les « caractères élus, » comme les appelle Darwin, différeront. De là autant de têtes de séries divergentes distinctes, dans chacune desquelles l’hérédité accumulera les petites différences produites par les mêmes causes. Ces séries