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plus étrange encore et de vraiment merveilleux à voir naître de ce désordre même les harmonies du monde organisé, tant de fois chantées par les poètes, si justement admirées par les penseurs.

Il est aisé de comprendre que le plus grand nombre des combattans succombe dans une pareille mêlée, et les chiffres cités plus haut attestent qu’il en est bien ainsi. Or il est impossible d’attribuer la victoire des survivans à une suite de hasards heureux qui les auraient protégés durant toute leur vie. Évidemment ils doivent leur salut à quelques avantages spéciaux dont manquaient ceux qui sont restés sur le champ de bataille. La lutte pour l’existence a donc pour résultat de tuer tous les individus inférieurs à n’importe quel titre, de conserver ceux qui doivent à une particularité quelconque une supériorité relative. C’est là ce que Darwin a appelé la « sélection naturelle. » On voit que celle-ci n’est pas une théorie. C’est un fait, et un fait dont la généralité est confirmée chaque jour, à toute heure. Bien loin de répugner à l’esprit, il se présente avec un caractère de nécessité et comme la conséquence inévitable de tous ceux que je viens de citer. Cela même donne à l’action qu’il peut exercer quelque chose de fatal et d’inflexible qui rappelle les forces du monde inorganique.

L’action exercée à la longue par la sélection naturelle est facile à prévoir. Elle résulte de la loi d’accumulation des petites différences par voie d’hérédité, loi proclamée par Darwin avec la même insistance que par Lamarck, et dont la pratique journalière des éleveurs, des cultivateurs, atteste la vérité, la généralité. Dans chacune des générations qui se succèdent sous l’empire des mêmes conditions d’existence, les mêmes qualités, les mêmes particularités d’organisation, sont nécessaires à chaque individu pour se défendre contre tous les autres et contre le monde extérieur. Ceux-là seulement résistent qui possèdent ces qualités, ces particularités au plus haut degré. À chaque fois par conséquent, l’organisme fait un pas de plus dans une voie qui lui est tracée d’avance, et dont il ne peut s’écarter ; il obéit à ce que Darwin nomme la loi de divergence des caractères. Il s’éloigne donc de plus en plus du point de départ, et en vient à différer d’abord légèrement, puis d’une façon plus tranchée, de l’organisme primitif. Ainsi prennent naissance, selon Darwin, non-seulement les variétés et les races, mais encore les espèces elles-mêmes, qui ne sont pour lui que des variétés ou des races perfectionnées. J’accepte entièrement la première partie de ces conclusions ; mais j’espère démontrer que dans la dernière l’éminent naturaliste force la signification des faits précédens, et ne tient pas un compte suffisant d’autres faits non moins généraux, non moins précis. Toutefois je n’hésite pas à reconnaître dès à présent combien la doctrine que j’aurai à combattre est sé-