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tandis que le trophée sanglant réclamé par Maraschli était envoyé à Constantinople et exposé à la porte du sérail. Les Turcs eurent l’indignité d’y mettre cette inscription : tête du fameux chef de bandits serbes nommé Kara-Gcorge. Ô honte ! la tête du vainqueur de Mischar, du premier libérateur de son pays, exposée avec injure dans le même lieu où cinq ans plus tard la populace de Constantinople ira regarder la tête du plus odieux des tyrans, Ali-Tébélen, pacha de Janina[1] !

C’est au mois de juin 1817 qu’eut lieu cette tragédie. Cinq mois après, le 6 novembre, une grande assemblée nationale composée des prélats, des knèzes, des kmètes, des notables de tous les districts, conférait à Milosch le titre de kniaze ou prince des Serbes avec le droit d’hérédité dans sa famille. Ceux qui lui ont imputé le meurtre de Kara-George auraient du se rappeler ce vote unanime des représentans de la nation serbe. C’est plus tard seulement, en des circonstances toutes différentes, après que le despotisme de Milosch eut provoqué tant de haines, c’est dans les luttes politiques de la cité, que ces affreux souvenirs furent envenimés et défigurés par la passion. Les témoins, les juges immédiats, avaient compris l’événement dans sa fatalité à la fois si simple et si terrible. Certes, quelques services que Milosch eût rendus depuis deux ans, il n’y avait pas de nom plus populaire en Serbie que le nom de Kara-George ; toutefois, dans l’impression profonde que causa cette catastrophe, un retour involontaire sur le passé se mêla aux regrets et aux larmes. On disait : Pourquoi ne s’est-il pas fait tuer en 1813 ? pourquoi n’est-il pas mort sur la brèche ? pourquoi s’est-il réfugié sur la terre étrangère, laissant la patrie en proie à la fureur des Turcs ? On sentait mieux alors ce qu’on devait à l’homme qui n’avait pas désespéré, et la nation, déjà délivrée à demi, — sans s’inquiéter de savoir si cela convenait ou non au sultan de Constantinople, — proclamait prince héréditaire des Serbes Milosch Théodorovitch Obrenovitch. Ainsi l’examen des circonstances, le rapprochement des dates, les témoignages les plus sûrs, les enquêtes les plus attentives, tout confirme le récit que nous venons de faire et les conséquences qui en résultent. Non, le sang de l’imprudente victime ne doit pas retomber sur les Obrenovitch ; non, le prince Michel ne pensait pas au meurtre de Kara-George lorsqu’en 1850, dans son apologie de Milosch, il écrivait loyalement ces mots : « mon père a commis de grandes fautes. »


  1. Pouqueville, Histoire de la Régénération de la Grèce, t. III, p. 381.