Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/126

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
120
REVUE DES DEUX MONDES.


germe de divisions et de haines qui pouvait servir plus tard sa politique.

L’archevêque Mélentie était un de ceux qui avaient signé la condamnation à mort de Moller et réclamé le plus vivement l’exécution de la peine. Une fois débarrassé de ce rival, il osa conspirer contre Milosch ; il avait promis à Maraschli la tête du terrible knèze, et s’était engagé à opérer le désarmement du pays. Milosch l’apprit bientôt, car il se savait environné d’embûches, et il avait à ses ordres une police toujours en éveil. Un jour que l’archevêque s’était rendu dans la province de Schabatz, où l’attirait quelque ténébreux dessein, il le suivit avec un certain nombre de knèzes, décidés comme lui à couper court aux intrigues du prélat. Arrivé dans la ville, il rassemble les notables, des dignitaires de l’église, parmi lesquels deux archimandrites justement vénérés ; l’archevêque est jugé par cette espèce de sainte-vehme sans se douter même qu’il est accusé, il est déclaré traître à la patrie et condamné à mort. La condamnation a été prononcée à l’unanimité des suffrages. Ce n’est pas tout pourtant que de porter une sentence ; qui en ordonnera l’exécution ? Livrer l’archevêque à Maraschli-Ali, c’est impossible ; Maraschli ne consentira jamais à frapper un homme qui peut lui rendre tant de services. D’ailleurs l’archevêque tient ses pouvoirs d’un firman de Constantinople, le sultan a seul le droit de ratifier contre lui une sentence capitale, et cette sentence, une fois que les motifs en seront connus, ne fera que signaler l’archevêque à la bienveillance de Mahmoud. Faudra-t-il donc que les juges serbes fassent eux-mêmes exécuter leur verdict ? Les conventions récentes s’y opposent, ce serait violer le traité de paix et attirer de nouveaux orages. Ainsi de tous côtés la justice leur échappe. Un seul moyen reste encore, un moyen odieux, l’assassinat. Nous sommes ici en pleine barbarie ; reconnaissons cependant que, si l’accusé avait pu se défendre et discuter les charges portées contre lui, cette barbarie pourrait invoquer l’excuse des temps, l’excuse de la fatalité tragique sous laquelle gémissait le peuple serbe. Le meurtrier en de telles circonstances est bien plus un bourreau qu’un assassin. Il s’appelait Marco Stitaratz. Son dévoûment à Milosch était féroce et aveugle ; pendant l’insurrection de 1815, commis à la garde de la famille du knèze, il avait juré à la femme de son maître, à la noble et fière Lioubitza, de l’égorger, elle et ses enfans, plutôt que de les laisser tomber vivans entre les mains des Turcs. Il reçut l’ordre d’attendre l’archevêque dans une forêt qu’il allait traverser, de le tuer, de lui enlever son cheval et ses bagages, afin que le meurtre du prélat pût être attribué à quelque bandit de la montagne ; surtout on lui recommanda de ne point toucher aux gens de sa suite.