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elle est justifiée par des entreprises héroïques, et, si les combinaisons qui doivent la faire triompher un jour supposent une diplomatie singulièrement rusée, elles exigent aussi chez celui qui les a soutenues jusqu’au bout des vertus dignes d’éloge, la patience, la constance, en un mot une force d’âme peu commune.

Ali-Pacha, en prenant congé du knèze des Serbes, était retourné auprès de Kurchid et lui avait parlé avec enthousiasme de la puissance du génie de Milosch, des grandes destinées que lui réservait l’avenir ; ne valait-il pas mieux s’entendre avec un tel homme que d’en faire un ennemi irréconciliable ? il est à peu près certain que ces conseils trouvèrent un esprit bien préparé à les accueillir, puisque Kurchid s’empressa de faire à Milosch des propositions de paix, et qu’à ce moment-là même l’autre chef d’armée envoyé contre les Serbes, Maraschli-Ali, lui adressait des offres toutes semblables. Les affaires générales de l’Europe étaient devenues plus propices à la cause des chrétiens d’Orient. Tout cela se passait, nous l’avons dit, au printemps de l’année 1815 ; or, tandis que Milosch replantait de sa main victorieuse le drapeau tombé des mains de Kara-George, des Serbes s’étaient rendus à Vienne pour se plaindre au congrès de la violation du traité de 1812. « Qu’est-ce donc que cette guerre que vous faites aux Serbes ? dit un jour le ministre de Russie à l’ambassadeur ottoman. Est-ce que la paix n’a pas été signée à Kucharest[1] ? » Ces paroles devaient donner à réfléchir. En même temps une agitation extraordinaire allait s’exaltant de jour en jour chez les sujets chrétiens de la Porte. Bien que la Turquie eût abandonné Napoléon en 1812, ils considéraient sa chute comme la défaite de la monarchie ottomane ; la prépondérance du tsar en Europe leur faisait croire que l’heure de la délivrance était proche. Dès qu’on sut que le prisonnier de l’île d’Elbe était de retour aux Tuileries, ils votèrent un emprunt de 2 millions pour aider la Russie contre la France. « La Porte, dit M. Pouqueville, ne pouvait ignorer les trames de ses sujets chrétiens[2]. » Ce n’était pas le moment de pousser à bout les Serbes. Kurchid-Pacha et Maraschli-Ali arrivaient donc animés d’intentions pacifiques ; s’ils étaient accompagnés de forces considérables, c’était pour traiter de haut avec les Serbes et ne point amoindrir l’autorité du sultan. La ruse aussi, on le verra, faisait partie de leurs combinaisons.

Milosch, sollicité à la fois par Kurchid et par Maraschli-Ali, ré-

  1. Ranke, Die serbische Revolution, p. 278.
  2. « Cet emprunt spontané fut ouvert à Janina, à Castoria, à Serès, à Andrinople et à Constantinople en 1815. S’il ne fut pas rempli, c’est que la campagne des Russes n’eut lieu que pour accourir au secours du vainqueur. » Pouqueville Histoire de la régénération de la Grèce. Paris 1824, t. Ier, p. 431.