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assuré que demain il n’agira pas de même avec moi ? » Telles étaient les pensées de Milosch[1]. »


Et ces supplices de Belgrade n’étaient que le prélude d’un système de terreur. La révolte d’Hadschi-Prodan avait prouvé que tous les Serbes n’étaient pas encore désarmés ; où donc cachaient-ils ces armes qu’ils avaient retrouvées si aisément ? Une perquisition acharnée commença sur tous les points. On inventait les plus odieuses tortures pour obliger les Serbes à parler. Un homme qui cachait, disait-on, une cuirasse et deux pistolets, fut traversé d’une broche et mis sur un brasier ; ceux-ci eurent les os rompus à coups de bâton ; ceux-là, les pieds et les poings liés, étaient suspendus horizontalement, puis on chargeait leurs corps de pierres énormes de manière à leur briser les reins ; des femmes étaient emprisonnées dans des sacs jusqu’au menton, et les bourreaux, leur ouvrant la bouche, y soufflaient de la cendre au point de les étouffer. « On commit encore, ajoutent les chroniques, bien d’autres atrocités ; nous les savons, mais nous ne voulons pas les dire. »

Nul n’était épargné. Un ancien voïvode, Stanoje Glavasch, qui s’était soumis comme Milosch, et comme lui avait contribué à disperser l’insurrection, fut décapité par ordre de Soliman. Milosch se trouvait à Belgrade quand le trophée sanglant y fut apporté. « Knèze, lui dit un des sicaires du pacha, as-tu vu la tête de Glavasch ? C’est ton tour maintenant. » Milosch se contenta de répondre : « Il y a longtemps que j’ai mis ma tête dans la muselière ; celle que je porte n’est pas à moi[2]. » Il voulait dire qu’il avait fait le sacrifice de sa vie, que l’ancien Milosch n’existait plus, et que celui qui était encore debout se devait tout entier à son peuple. Que de hardis projets dans cette résignation apparente ! Il était évident que ses jours étaient comptés ; le pacha le retenait à Belgrade, et c’est en vain que Milosch demandait avec prières la permission de retourner dans sa province. Heureusement le rusé Serbe savait à quel homme il avait affaire ; dès la fin de l’insurrection, il avait racheté une soixantaine de prisonniers serbes pour une somme de plus de 100 piastres. « Je veux acquitter ma dette, dit-il simplement au pacha ; j’irai chercher la somme que je t’ai

  1. Das Leben des Fürsten Milosch, p. 29 et suiv.
  2. Le prince Michel, en racontant ce fait, traduit ainsi : il y a longtemps que j’ai mis ma tête dans le sac, et il dit en note que cette expression mettre sa tête dans le sac signifie en langue serbe être résolu à mourir. M. le docteur Cunibert, ancien médecin en chef au service du gouvernement serbe, donne une explication qui me paraît plus précise. « Les Turcs, dit-il, jettent la tête des suppliciés dans une muselière à cheval pour la porter à l’endroit où elle doit être exposée. De là le proverbe : la tête d’un tel n’est pas loin de la muselière. » Essai historique sur les révolutions et l’indépendance de la Serbie, Leipzig, 1855, page 87.