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la lutte à ciel ouvert enthousiasmait toute une nation ; voici l’heure où l’opprimé n’a plus que la ruse à son service. Il faut se soumettre, et non pas se soumettre en silence, il faut avoir à la bouche les paroles souriantes qui endormiront le maître détesté. Kara-George avec ses emportemens sauvages n’eût jamais pu se façonner à cette diplomatie ; Milosch, avec son esprit rusé, sa vue perçante, sa conception rapide, sa souplesse diabolique, est maître de sa colère, comme il est affranchi de tout scrupule. On dirait que les Serbes le comprennent à demi-mot. Malheur à ceux qui ne le comprendraient pas ! Il a son but ; quand le moment sera venu d’y marcher, il le dira. En attendant, il garde un dépôt que le hasard lui a remis, mais dont il sent bien qu’il doit compte à l’avenir ; l’administration de la Serbie par les Serbes, ce principe vaguement posé par le traité de Bucharest, ce principe que la force des choses a obligé les Turcs à reconnaître en sa personne sans le déclarer franchement, il veut le protéger à force de ruse et de patience aussi longtemps que les circonstances le permettront. S’il parvient à le sauver, ce sera la semence de l’arbre sous lequel s’abritera un jour l’indépendance nationale. Patience donc ! faisons-nous tout petits, ayons l’air d’oublier, et toutefois ne cessons pas d’avoir l’œil et l’oreille au guet. L’œuvre que nous avons mis neuf ans à construire s’est écroulée en un jour, il faut tout recommencer depuis la base. Quand la roue pesante du chariot a détruit un palais de fourmis, les fourmis se remettent au travail ; soyons la fourmi laborieuse qui répare ses désastres dans l’ombre. Telles étaient les pensées de Milosch aux meilleurs instans de sa méditation ardente ; que d’autres sentimens aient pu s’y mêler, nous ne le nierons point. Comment s’étonner qu’une ambition moins désintéressée ait séduit plus d’une fois cette énergique nature ? Bien habile d’ailleurs qui saurait débrouiller les intentions et les mobiles dans un génie aussi complexe, en des circonstances aussi tragiques, au milieu d’excitations si bien faites pour troubler les têtes les plus fortes ! Ce n’est pas un héros des races libres et des âges cultivés que nous avons sous les yeux ; c’est un héros sauvage, subtil, élevé à l’école de la servitude, exalté par dix années de luttes, poursuivant un but qui semble inaccessible. Sa gloire est d’avoir osé poursuivre ce but quand tout le monde y renonçait. Laissons-le donc modifier ses vues suivant les nécessités de sa tactique, et parce que son intérêt s’accorde avec la cause dont il est le soutien, gardons-nous de méconnaître les services extraordinaires qu’il a rendus. Prétendre le juger comme on juge un Cromwell, s’indigner de ne pas rencontrer ici un Washington, c’est une puérilité. Brutus jouait la stupidité pour cacher ses desseins, Lorenzaccio faisait le mélancolique et le débauché pour mieux frapper son coup ; Milosch s’est