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que le prince des Serbes avait pris la fuite, et que les Turcs entraient à Belgrade. À cette nouvelle, ce fut un sauve qui peut général ; les troupes se dispersèrent, les voïvodes coururent à la frontière d’Autriche. Milosch resta seul ou à peu près. Monté sur son cheval, il errait le long de la Save, entre Belgrade et Schabatz, quand un des hommes qui s’étaient illustrés dans la guerre de l’indépendance, l’ancien hospodar Jacob Nenadovitch, déjà réfugié en Autriche, revint sur ses pas en toute hâte pour l’entraîner avec lui. Toutes les instances furent vaines, « Écoute, frère, lui dit Milosch, je ne quitterai pas ma terre natale, car je ne saurais où aller, ^l’enfuirai-je donc en un pays étranger pour y chercher un asile, tandis que les Turcs emmèneront en esclavage ma vieille mère, ma femme, mes enfans, et les vendront comme des moutons ? Non, Dieu m’en garde ! Je retourne dans mon district, et j’accepte d’avance le sort réservé aux autres, quel qu’il soit. Combien de mes braves frères ont péri sous mes yeux ! N’est-il pas juste que je meurs avec eux[1] ? » Il retourna dans ses montagnes, où l’invasion turque n’avait point encore pénétré ; quelques hommes résolus, guerriers et paysans, se réunissent autour de lui. Pour être plus libre de ses mouvemens, il avait envoyé sa femme et ses enfans au couvent de Saint-Nicolas, sous la garde d’un bon vieillard, l’archimandrite Hadschi-Athanase, son parrain. La forteresse d’Ouschitzé lui offrait un abri ; il s’y cantonne, prêt à recommencer la lutte, impatient de fournir -un centre à la résistance dans le cas où le peuple serbe se relèverait de cette panique. Tentative inutile ! les Turcs arrivaient, le fer et le feu à la main, pillant ou détruisant tout, outrageant les femmes, massacrant les enfants. C’était le cri qui courait de montagne en montagne, et les horreurs commises à Kladovo n’autorisaient que trop les rumeurs effrayantes. Est-ce que les compagnons de Milosch pouvaient rester à leur poste pendant que leurs familles étaient exposées à la brutalité de l’ennemi ? Tous partirent, et voilà Milosch abandonné des soldats comme il a été abandonné des chefs. Ses soldats au moins ne l’avaient quitté que pour mourir ailleurs.

Cependant les Turcs eux-mêmes, grâce à l’influence relativement humaine de Kurchid-Pacha, étaient comme effrayés de leur victoire. Ils comprenaient bien qu’on n’extermine pas un peuple, surtout un peuple qui pendant neuf ans a produit des légions de héros et tenu en échec tout un empire. Après avoir dispersé les troupes serbes, ils songeaient à pacifier les campagnes, à rassurer les esprits. Kurchid fit demander à Milosch s’il voulait l’aider à ce tra-

  1. Nous donnons ici les paroles mêmes citées en français par le prince Michel. — Milosch Obrenovitch, Paris, 1850, p. 35-36.