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LA SERBIE AU XIX* SIÈCLE.


puisse ta femme rester veuve ! Tu ne vois donc pas (ah ! fusses-tu privé de la vue !) que les Turcs ont envahi ton pays ? » Et George lui répond : « Tais-toi, vila que la peste étouffe ! Tant que j’aurai Véliko sur le Tiraok et Milosch à Ravanj, tant que Lazare Montap occupera le fort retranchement de Déligrad, je ne crains ni tsar[1] ni vizir. » La vila reprend alors : « Fuis, George, malheur à ta mère ! Véliko a succombé sur le Timok, Milosch a été battu à Ravanj, et pour Montap, les Turcs l’ont enfermé dans le fort retranchement de Déligrad, puis ils se sont avancés vers la Morava, ont traversé la rivière à son embouchure, et déjà les voici à Godomine. George, ils couvrent la plaine de Godomine, cheval contre cheval, guerrier contre guerrier ; leurs étendards sont comme les nuages, leurs tentes comme les blanches brebis, et les lances de guerre sont semblables à une noire forêt. N’espère en personne, George, personne ne peut te secourir ; mais charge mulets et chevaux, sur les mulets place tes nombreuses richesses, sur tes chevaux du drap non taillé, et retire-foi, George, dans la Sirmie, terre plate[2]. »

« Quand George Petrovitch eut entendu ces paroles, les larmes coulèrent de son blanc visage ; il frappa de la main son genou, et le drap neuf éclata au genou et les bagues d’or à ses doigts, « Malheur à moi ! s’écria-t-il. Dieu clément ! moi que les Turcs ont pris vivant, lorsque j’avais tant de voïvodes ! » Puis il charge chevaux et mulets et passe dans la Sirmie, terre plate. Lorsqu’il eut traversé l’eau, il se retourna du côté de son pays : « Dieu te conserve, terre de la Schoumadia ! Si Dieu et la fortune des braves le permettent, un an ne se passera point sans que de nouveau je te visite, ô mon pays ! !> Pais George rentra dans la Sirmie.

Les Turcs alors s’emparèrent du pays et y commirent des violences, faisant captives les svelies Schoumadiennes, mettant à mort les jeunes Schoumadiens. S’il eût été donné à quelqu’un d’être là et d’entendre les gémissemens de douleur, et les hurlemens des loups dans la montagne, et les chants des Turcs dans les villages !…

Ainsi fut-il pendant une année, et la moitié de la suivante aussi s’écoula. More la vila des bords de la Save s’écria de nouveau, appelant George Petrovitch : « Où es-tu, George ? Puisses-tu n’être nulle part ! Ne sais-tu pas que l’an dernier tu as fait vœu de revoir la Schoumadia et ta blanche maison à Topola ? Si tu voyais ce qu’est devenue la maison,

  1. On sait que les Serbes donnent !e nom de tsar au sultan des Turcs comme à l’empereur de Russie.
  2. Ainsi, c’est la vila elle-même, la sœur en Dieu, qui a engagé Kara-George à emporter ses richesses sur la terre autrichienne. On voit quoi était encore le respect de l’opinion pour le prince fugitif ; les appels que le pays lui adresse, mêlés de regrets et de reproches, renferment aussi l’excuse de sa conduite. Cette pièce est évidemment de l’année 1814 ou du commencement de 1815, c’est-à-dire du temps où l’irritation populaire poussait Milosch à une levée d’armes : il y avait un an que Kara-George avait abandonné son poste.