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des hustings. La droite des tréteaux était occupée, par les deux candidats conservateurs et leurs amis chargés de rubans rouges ; à gauche se rangèrent les libéraux, affectant de ne porter aucune couleur. Leur seul candidat présent était M. Salomon, un israélite qui a été maire de la Cité de Londres, et qui depuis plusieurs années représente avec honneur le bourg de Greenwich au parlement. Un premier appel de la part des tories aux sympathies de la multitude ne réussit qu’à soulever pendant quelques minutes une tempête de murmures. Je ne sais en vérité où les Anglais vont chercher les sons inarticulés qu’ils poussent en pareil cas avec une énergie sauvage : on dirait à la fois le hurlement du loup, le miaulement du chat, le grognement du porc et le mugissement du bœuf. L’ensemble est à coup sûr formidable. Le retuming officer expliqua en peu de mots l’objet de la réunion, l’affaire de la journée, et réclama de la part des auditeurs un silence impartial sur lequel il ne comptait point lui-même. La voix des orateurs était à chaque instant couverte par les huées et les interruptions. Il est curieux d’observer à quel point cette foule saisit tous les détails de la scène et les tourne aussitôt en ridicule. Plusieurs parmi les tories avaient attaché au bout de leur canne de longs rubans rouges qu’ils agitaient du haut des hustings. « Pas de fouets, » s’écrièrent plusieurs voix. L’un des candidats, lord Mahon, est un jeune homme aux traits délicats et à la figure féminine ; aussi : « Comment vous portez-vous ce matin, mademoiselle ? » Toutes ces plaisanteries ne sont pas, je l’avoue, d’un excellent goût, mais elles partent et s’entre-croisent avec une verve intarissable. La vieille institution des hustings est fort en baisse dans l’esprit des Anglais ; beaucoup de journaux demandent ouvertement qu’on l’abolisse. Il est parfaitement vrai que ces hommes rassemblés au hasard sur la place publique ne représentent guère l’opinion de la majorité, que plusieurs d’entre eux ne sont pas même électeurs, et que la levée des mains est dans tous les cas une épreuve fort douteuse. Un candidat nommé n’est point toujours, il s’en faut de beaucoup, un candidat élu. On ne saurait nier d’un autre côté que de telles assemblées en plein vent n’ajoutent à la vie politique des Anglais quelques traits qui s’accentuent en vigueur sur le caractère national. C’est un spectacle consacré par les mœurs, et je ne vois guère ce que gagnent les peuples à devenir trop raisonnables. Au lendemain, les affaires sérieuses, c’est-à-dire le scrutin ! Quoique turbulente et passionnée, la foule de Greenwich ne se livra d’ailleurs à aucun excès. Le retuming officer, après avoir constaté de ses yeux à droite et à gauche les résultats d’une double épreuve, décida que la levée des mains était en faveur des deux candidats libéraux, MM. Salomon et Gladstone. Un