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Une ancienne loi très sage interdit aux lords d’Angleterre d’intervenir dans la lutte qui doit renouveler le parlement. Jusqu’à quel point cette loi est-elle observée ? Tout le monde, sait que certains députés à la chambré des communes sont en vérité nommés par des pairs du royaume. A raison même des intérêts religieux qui devaient vaincre ou succomber devant les hustings, l’aristocratie britannique prit cette fois une part inaccoutumée dans la bataille, et mit en ligne toutes ses ressources. Dès le commencement, le duc de Portland, et il n’était point le seul, signifia bel et bien à ses fermiers qu’il attendait d’eux un vote en faveur des tories. Lord Russell, le marquis de Bute et d’autres grands propriétaires du sol donnèrent un exemple tout opposé : en achetant le travail et les services d’un homme, ils ne se reconnaissaient point le droit d’acheter sa conscience. Quoi qu’il en soit, la pression de la richesse territoriale se fit très certainement sentir dans les comtés de l’Angleterre. La vérité est qu’en étendant le suffrage, le reform act avait par cela même accru la classe des électeurs dépendans. Que serait-ce sous le suffrage universel ? A l’heure qu’il est, l’ouvrier anglais vote, le laboureur ne vote point ; beaucoup voient dans cet avantage donné aux villes sur les campagnes la condition essentielle qui assure la victoire aux idées du progrès. La terre est chez nos voisins le signe de l’aristocratie, et elle enveloppe ceux qui la cultivent dans des habitudes d’immobilité. Au sein de quelques grands centres manufacturiers, le capital ne se montra pourtant pas moins effrayé que la propriété foncière du pouvoir récemment donné aux masses. Là aussi on eut recours à des moyens d’intimidation pour éloigner ou séduire les nouveaux électeurs. Quelques anciens membres du parlement qui avaient jusqu’ici résisté à la demande du scrutin secret se déclarèrent convertis en présence des manœuvres dont ils étaient les témoins oculaires et les victimes. M. Gladstone lui-même s’avoua ébranlé par l’évidence des faits, et promena la menace du ballot comme un fer rouge sur la tête de ses adversaires. Les élections de 1868 ont été disputées par tous les moyens, et je ne crois pas qu’il y ait dans les annales de l’Angleterre aucun exemple d’une aussi formidable croisade d’intérêts matériels abrités sous la bannière de l’église. De toutes les interventions, l’une des plus actives et certainement la plus regrettable a été celle du clergé. Visites aux pauvres familles des cottages, promesses déguisées sous le manteau de la charité, conseils glissés à l’oreille des femmes, refus d’emploi en cas de désobéissance, rien n’a été épargné pour sauver l’ordre de choses établi en Irlande. En se mêlant d’aussi près à la lutte politique, l’église protestante a perdu dans les âmes le terrain qu’elle croyait regagner dans l’état.