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du Kopaonik, habité par les aigles, j’ai cherché le peuple serbe dans ses retraites les plus cachées, observant son caractère, ses mœurs, ses usages, écoutant ses légendes et ses chants, étudiant son état politique et social. » Il ajoute que dans ces comparaisons des Serbes de la principauté avec les Serbes de Turquie et d’Autriche, dans ces voyages, dans ces investigations de toute sorte, il avait pour but de mesurer impartialement les progrès accomplis par la Serbie des Obrenovitch, afin de calculer en même temps les chances de son avenir. Sur les questions présentes et celles qui s’y rattachent, nous ne saurions avoir un guide mieux informé.

Ainsi de 1829 à 1868, du dramatique récit de M. Ranke à l’enquête si détaillée de M. Kanitz, en y joignant les travaux publiés dans l’intervalle, nous pouvons étudier à l’aise toutes les périodes de cette histoire. Par un singulier privilége, ces soixante années de la révolution serbe, qui commencent à 1804, ont de quoi intéresser les esprits les plus divers. À ceux qui aiment les âmes exaltées, les passions violentes, les horreurs mêmes de la barbarie mêlée à l’enthousiasme, quel sujet signalerait-on qui vaille les aventures de Kara-George et de Milosch ? Les politiques, on l’a vu par ce qui précède, seraient bien malavisés, s’ils négligeaient de surveiller le peuple serbe,, de seconder et de régler sa marche, de savoir enfin par une étude continuelle quelles chances de péril ou de secours l’état des Obrenovitch peut apporter à la diplomatie de l’Occident. Voilà de grands motifs d’étude, ce ne sont pas les seuls. Il en est un autre, non pas plus élevé, mais, plus désintéressé, d’un ordre plus calme et plus philosophique. L’érudition créatrice de nos jours, en plus d’une œuvre excellente, s’est appliquée à retrouver les élémens des cités primitives, à reconstruire pierre à pierre ces édifices vénérables, à évoquer cette série de transformations d’où naissaient la grande famille et la grande amitié, la patrie. Eh bien ! ce tableau que la science est obligée d’arracher à des textes mutilés, le voici vivant sous nos yeux.

Un peuple semblait s’être perdu pendant cinq siècles d’une servitude écrasante. Tous ses chefs avaient péri, non-seulement les rois et les princes, mais les chefs de tribus. Soutenu cependant par ses antiques souvenirs, défendu par ses mœurs, par sa religion, par des coutumes originaleset fortes qui entretiennent de famille en famille, de village en village, le sentiment de la communauté, il se lève un jour à l’appel de quelques hommes, au moment où on le croyait à jamais rayé du livre de vie. Il s’ignorait lui-même, la lutte lui révèle sa force. Tour à tour vainqueur et vaincu, il sait que le triomphe suprême lui est assuré. Bien plus, une fois maître de ce sol doublement sacré désormais,, il trouve dans son propre génie