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LA SERBIE AU XIXe SIÈCLE.

les droits, la protection de tous les intérêts. L’ancienne Autriche croyait se soutenir par la compression et la haine ; l’Autriche nouvelle ne se relèvera que par un esprit de généreuse équité. Le dualisme d’aujourd’hui, c’est-à-dire le partage de la vie politique entre les Allemands et les Magyars, ne peut être approuvé des esprits clairvoyans que comme un premier pas dans cette carrière ; s’il devenait la loi définitive de l’empire, il serait bientôt aussi intolérable que l’ancien système, et fournirait le même aliment aux intrigues panslavistes. Au contraire, le jour où les peuples de l’est, Bohême, Hongrie, Pologne, formeraient une fédération sous le sceptre tutélaire des Habsbourg, ce jour-là rétablirait enfin la véritable Autriche, celle à qui son nom même indique ses destinées[1]. Qui donc alors, dans l’Occident, ne consentirait, pas à voir les tronçons épars du peuple serbe se réunir à leur tour et prendre place dans cette fédération inoffensive ? Échappant ainsi et au despotisme turc et à l’ambition russe, les Serbes contribueraient pour une grande part à écarter le danger qui menace sur le Bosphore l’équilibre de l’Europe.

On dira que ce sont là des chimères, on dira que le parti des Grands-Serbes, celui qui veut la réunion des Serbes de la principauté avec les Serbes de Turquie et d’Autriche, est en réalité un parti russe. Appuyé sur l’histoire des cinquante dernières années, nous répondons que ce parti ne deviendrait un parti russe qu’à la dernière extrémité. Les Serbes ont trop vaillamment conquis leur indépendance, les Serbes sont demeurés trop fidèles à leur caractère propre en organisant leur nouvel état, les Serbes enfin ont montré un esprit politique trop sûr dans les circonstances les plus graves, pour se livrer au tsar à moins d’y être contraints par le désespoir. Un écrivain que nous avons cité déjà, et que nous citerons encore plus d’une fois, car on le rencontre à chaque pas dans ces questions, Fallmerayer, avait été frappé de cet esprit politique, de cette prudence et de cette ténacité chez les Serbes. Or, tout attaché qu’il fût, en haine de la Russie, au maintien de l’empire ottoman, un jour que la dissolution de cet empire lui apparaissait comme une catastrophe mévilable, il eut comme la vision prophétique d’une Grande-Serbie qui pourrait bien prendre la place des sultans. Il écrivait en 1838, à une époque où la Serbie s’organisait à peine sous la rude main de Milosch, et quand personne ne pouvait songer à ce qu’on appelle aujourd’hui le parti des Grands-Serbes : « Si les Serbes de Bosnie étaient chrétiens, si ceux du Monténégro n’étaient pas dirigés par des intérêts locaux et des influences étran-

  1. OEst-Reich, empire de l’est.