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le vert si vif de ses feuillages. De même pour le gazon du triptyque de Gand ; tous l’admireront, mais tous n’oseraient pas en garantir l’exactitude. Observez cependant la campagne en allant de Gand à Bruges ; vous découvrirez à votre grande surprise que ce gazon si poétique, piqué de marguerites blanches, et dont chaque aiguille verte se sépare de l’ensemble, existe en toute réalité en l’an 1868, et n’est pas du tout une exagération minutieuse de l’artiste. Le feuillage que l’on voit dans les fonds de paysage d’Hemling, ce feuillage court, mince, grêle, rare, qui nulle part ne fait écran et éventail à la lumière, qui laisse le jour transpercer de tous côtés comme une dentelle, et ressemble à des découpures finement collées sur un fond de ciel, ce paysage qui, vu loin de la Flandre, paraît une gaucherie enfantine charmante, eh bien ! c’est celui des arbres de la campagne de Bruges. Quant aux effets de lumière des Hollandais, j’ai pu constater maintes fois que les plus singuliers étaient phénomènes d’occurrence ordinaire.

Faut-il donner le nom de grand à Hemling ? En vérité je crois qu’on peut hésiter ; mais il est mieux que grand, car il est adorable, le plus adorable des peintres. Sa grâce, qui est extrême, est unique, car elle ne vient ni de la beauté physique, ni de l’ingéniosité de l’esprit. En dépit de l’ancienne réputation de beauté des dames de Bruges, les figures d’Hemling sont laides, quoi qu’on en veuille dire, et ce n’est pas non plus par ce charme artificiel et rusé qui tient souvent lieu de beauté qu’elles nous captivent, car elles sont étonnamment modestes d’aspect, pudiques jusqu’à la gaucherie, décentes jusqu’à la raideur. Cependant elles nous séduisent par un attrait moral plus grand que celui qui peut naître de la beauté de la chair et des arts de l’attitude. Devant ces figures, notre cœur n’éclate pas tumultueusement en cris d’admiration, mais il demande comme le psalmiste les ailes de la colombe pour aller d’un vol doux là où ces créatures respirent et prient ; il s’arrête dans une immobilité respectueuse à contempler leurs sérieuses physionomies également éclairées par la lumière sans ombres de l’innocence. Leur âme est comme un beau soleil qui jamais ne connaîtra durant leur vie ni l’aube des désirs, ni les crépuscules des passions, comme un soleil dont le lever apparent a été la naissance, dont le coucher apparent sera la mort, mais qui en réalité n’a pas eu d’aurore et n’aura pas de déclin, venant du ciel et y retournant. La grâce incomparable qui émane d’elles comme un parfum rayonne hors d’une fleur, c’est la grâce de la vertu naïve. Ces créatures sont vertueuses non par effort de l’âme, mais instinctivement, parce que la nature a voulu qu’elles le fussent, comme elle a voulu que les marguerites fussent blanches, le ciel bleu, l’air transparent. On ne pourrait comparer