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ne sait gré à Van Eyck. Eh bien ! concluez maintenant que nous avons admiré successivement tous les mérites de cette œuvre : les préraphaélites n’ont-ils pas raison ? Puisque cette œuvre n’a rien perdu de l’éclat de son coloris, que le sentiment de la nature qui s’y révèle est aussi original qu’exact, que sa conception ne laisse rien à désirer ni pour la grandeur ni pour la profondeur, que sa perfection minutieuse égale le faire le plus patient des maîtres hollandais les plus admirés ; et que par-dessus le marché elle dépasse en conscience toutes les œuvres qui ont éclos depuis, qu’est-ce donc que les artistes postérieurs ont ajouté à Van Eyck, et où sont les progrès de l’art ? N’est-on pas en droit de dire que ce qu’ils ont ajouté, c’est le charlatanisme de la mise en scène, les effets dramatiques combinés en vue de surprendre et d’enlever l’admiration d’emblée au lieu de la conquérir doucement, insensiblement, comme le bon Van Eyck ?

Il est certain que, si des œuvres pareilles étaient nombreuses, et si le sentiment qui donna naissance à celle-là avait pu durer longtemps sans s’altérer, l’opinion des préraphaélites serait à peu près irréfutable ; mais cette œuvre est unique au monde, et l’esprit mystique qui l’anime né se rencontre plus à ce degré même chez Hemling, qui est pourtant si sérieux et si fervent. Eh bien ! supposons les traditions de cet art primitif s’immobilisant pendant que le sentiment qui l’avait soutenu serait allé au contraire en s’attiédissant ; à quoi eût abouti cet art si saint à l’origine, sinon à la représentation très profane d’une réalité extérieure que chaque jour aurait dépouillée d’un de ses rayons ? Enlevez des personnages de Van Eyck l’expression de ferveur et de piété, et faites-les copier par un peintre avec la même minutieuse exactitude que Van Eyck, et vous allez obtenir sur-le-champ les personnages du tableau de genre hollandais. C’est un résultat inévitable ; était-ce donc là une fin digne des aspirations avec lesquelles cet art avait commencé ? Lorsque Quentin Matsys créa la peinture dramatique, ne pouvait-il pas dire que c’était lui qui était le véritable continuateur de Van Eyck, plutôt que ceux qui avivaient voulu s’acharner à maintenir ses traditions quand même, puisqu’il se proposait le même but que lui, dans d’autres conditions, il est vrai, mais dont il n’était pas responsable, car le temps les lui imposait ? On n’a pas assez remarqué qu’il faut absolument une âme aux modèles humains que la vie offrait aux peintres dans les Flandres. Un peintre italien peut, sans être soupçonné de réalisme ou même sans tomber dans le réalisme, copier le modèle vivant qu’il a sous les yeux : la race est belle, et sa beauté peut lui tenir lieu d’âme et conserver à l’œuvre du peintre une certaine idéalité ; mais la race qu’ont peinte Jean Van Eyck et Hemling est sans beauté, et