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variés, et je veux les résumer une dernière fois. Au scrupule minutieux de la réalité qui aurait fini par dégénérer en puérilité, il substitua un sentiment plus général qui faisait porter cette fidélité à la nature sur les ensembles et non sur les détails ; il enseigna et mit en pratique la loi de l’unité, il frappa ses figures de l’empreinte de la passion, et par ces deux innovations, l’observation de la loi d’unité et l’expression passionnée, il créa la peinture dramatique, et rendit Rubens possible. Il eut à un haut degré le sentiment de la beauté dont les peintres antérieurs n’avaient jamais senti beaucoup le besoin, et ce ne fut point sa faute, si l’exemple qu’il donna à cet égard ne fut pas plus souvent suivi. Trois arts distincts vivent en lui : il est réaliste comme un Hollandais, bien qu’il ait préservé l’art de son pays de persévérer dans la voie qui le poussait de ce côté, il est dramatique comme cette école d’Anvers dont il fut le prophète et le vrai créateur, et par son sentiment exquis de la beauté il fut italien, au moins par le désir. Est-il beaucoup d’artistes dont on pourrait résumer ainsi les titres de gloire ?


III. — JEAN VAN EYCK ET HEMLING.

Parler longuement de Jean Van Eyck et d’Hemling dans cette Revue, où il en a été parlé jadis si éloquemment et avec un sentiment aussi juste que fort par M. Vitet, ce serait une grande audace. Ni l’un ni l’autre n’ont d’ailleurs besoin d’être vengés d’un jugement injuste et incomplet comme Quentin Matsys ; leurs vrais caractères sont depuis longtemps reconnus, leur génie parfaitement classé, et la seule injustice qu’ils aient à craindre est d’être loués non pas au-dessus de leur mérite, mais au détriment de leurs successeurs. Je veux donc me borner à leur égard à quelques observations toutes personnelles.

Je dois à la contemplation du fameux triptyque de Jean Van Eyck, à Saint-Bavon de Gand, d’avoir pour la première fois bien compris l’opinion professée de nos jours par les artistes et les critiques dits préraphaélites, et de l’avoir partagée pendant toute une longue journée. Voici une peinture qui date de nos guerres anglaises, composée et exécutée pendant les années où Bedford nous foulait aux pieds, où Jeanne la Pucelle nous vengeait. Le temps lui aurait fait subir quelque injure que nous ne saurions en faire reproche à l’expérience technique du maître, à sa science des couleurs et des procédés de métier. Tant de belles œuvres venues bien plus tard sont en train de disparaître. La Cène de Léonard de Vinci n’existe plus ; dans cinquante ans, la moitié des œuvres de ce grand artiste auront disparu ; peu à peu les Rembrandt poussent au noir :