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du Nouveau-Testament ; mais cette explication serait aussi injuste qu’insuffisante, car un seul exemple suffit pour la renverser, celui de Rembrandt. Rembrandt a fait plus qu’exprimer les scènes du Nouveau-Testament selon les sentimens propres au protestantisme ; il les a exprimés d’une manière nettement, franchement démocratique. Son Christ est en toute réalité le fils de l’homme qui n’a pas eu où reposer sa tête, et qui, faible, pauvre et nu, a été mis à mort par de superbes officiers et de riches bourgmestres porteurs de costumes bordés de fourrures et coiffés de somptueux bonnets surmontés d’un panache. Le radicalisme le plus excessif ne peut aller au-delà de l’interprétation de Rembrandt, et cependant sous son pinceau ces scènes ne perdent rien de la grandeur qui leur est inhérente ; elles sont restées sublimes en devenant familières. C’est que Rembrandt est un homme de génie populaire en qui vit l’âme de toute une communion et de toute une société, tandis que Jordaens est un génie plébéien en qui vivent seulement les sentimens étroits propres aux hommes d’une certaine caste et d’une certaine condition.

Une fois son infériorité bien constatée, cet esprit de caste a son génie propre qu’il faut savoir reconnaître. Nos préjugés ont aussi leur poésie, puisqu’ils affectent notre manière de sentir, et impriment à nos mœurs une forme particulière. De la démangeaison de dénigrement et du prurit de défiance qui sont propres au tempérament plébéien naissent de réelles qualités dont la littérature et les arts trouvent aussi à faire leur profit, entre autres l’esprit de satire et la verve comique. Jordaens représente à merveille ce tour d’esprit. La caricature, qui dans les arts est l’arme plébéienne par excellence, n’a jamais été maniée par personne avec autant de puissance et de force. Toutes les fois qu’il lui faut représenter quelque dépositaire de l’autorité ou quelque instrument de la tyrannie sociale, il produit un vrai chef-d’œuvre de satire. Ses juges et ses docteurs ne sont pas odieux, ils sont ridicules ; ses persécuteurs sont encore plus laids que féroces. Là où cette verve bouffonne triomphe à son aise, c’est dans le Jésus enfant parmi les docteurs, qui nous paraît le chef-d’œuvre du maître. Ce tableau n’est pas en Flandre, et nous l’avons autrefois possédé à Paris, d’où le tira l’empereur Napoléon Ier pour en faire don à la ville de Mayence, cadeau vraiment royal, si l’on ne tient compte que de l’œuvre d’art, mais peu fait pour répandre les sentimens d’ordre et d’autorité, car c’est bien la peinture la plus irrespectueuse que j’aie vue[1].

  1. Nulle ville au monde n’a été l’objet de plus d’attentions flatteuses que cette ville de Mayence, véritable enfant gâté des maisons souveraines. Dans ce même palais des archevêques électeurs qui contient le don magnifique de Napoléon Ier, nous avons remarqué encore des modèles de machines de guerre romaines, présent de l’empereur Napoléon III, de nombreux moulages des sculptures du musée de Berlin, cadeau du roi de Prusse, et de magnifiques publications officielles du gouvernement russe, offertes par l’empereur de Russie.