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Il va sans dire cependant que depuis la révolution les mœurs ont souffert ; il devait en être ainsi tôt ou tard après la démolition des murailles. Genève, en dénouant sa ceinture, ne pouvait rester la vierge sage du bon vieux temps. La nouvelle ville, avec son Cercle des étrangers (on appelait ainsi la maison de jeu), devait influer sur l’ancienne, qui à son tour, franchissant, les anciens fossés, débordant le long du lac et dans la campagne, s’enrichit de riches hôtels, de somptueux palais. La passion du jeu, bientôt propagée, gagna les cercles et surtout la bourse ; la fureur de l’agiotage envahit les hauts quartiers ; quelques jeunes femmes, en adoptant les costumes de ce temps, en prirent aussi les allures ; elles n’en prirent pourtant point les mœurs. « Les femmes sont en réalité plus honnêtes, plus modestes et plus chastes que l’apparence extérieure ne semble le démontrer. » Cette remarque de Leti, faite il y a deux cents ans, est encore exacte. La vieille énergie républicaine réagit toujours à Genève contre les essais de corruption ; la maison de jeu a dû se fermer après avoir soulevé l’indignation publique, celui qui l’avait ouverte y a perdu son prestige et son autorité.. Il y a des traditions d’honneur et de vertu qui persistent.

Il est temps de nous résumer. L’ancienne théocratie protestante, attaquée à la fois par la propagande catholique, par le mouvement intellectuel et par la puissance populaire, n’existe plus. Cette association très forte a été dispersée par la révolution de 1846, qui dura jusqu’en 1864 ; la démocratie vraie s’est établie depuis lors. Jusqu’à présent, cette démocratie seule, privée des forces matérielles des grands états monarchiques et de l’ascendant religieux de l’ancien parti de Calvin, a pu, sans autre appui que le bon sens public, résister à la licence des. idées et des mœurs, aux empiétemens de l’ultramontanisme et aux premières entreprises du socialisme. — « Attendons la fin, disent les esprits timorés. Un jour, un homme s’était jeté par la fenêtre d’un cinquième étage. Quand il fut à la hauteur du troisième, un de ses amis lui cria : Eh bien ! comment cela va-t-il ? — Cela, va bien, répondit l’homme,… jusqu’à présent. » Ainsi parlent les alarmés ; mais pour notre part nous n’éprouvons pas de pareilles inquiétudes, nous sommes de ceux qui ont foi dans l’avenir. Nous croyons fermement que les expériences qui se font maintenant à Genève prouveront une fois de plus cette vérité si connue et pourtant si méconnue, que la meilleure arme contre les excès de la liberté, c’est la liberté.


MARC-MONNIER.