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résultat fatal, inévitable, d’un pareil état de choses, c’est la décadence. Il y a quarante ans, la France était aux yeux de toute l’Europe à la tête des sciences naturelles. Cuvier, Geoffroy-Saint-Hilaire, Lamarck, de Blainville, Duméril, Latreille, Savigny, représentaient la zoologje, Laurent et Adrien de Jussieu, Desfontaines, Mirbel, Cassini, Richard, La Billardière, Du Petit-Thouars, Brongniart, de Candolle et le même Lamarck, la botanique ; mais aussi à cette époque le Jardin des plantes de Paris, théâtre de leurs travaux, était un établissement unique et sans rival dans le monde. De Humboldt, capable de le juger dans toutes ses parties, l’appelait « la grande institution du Jardin des plantes. » En province, le jardin de Montpellier pouvait accepter la comparaison avec ceux d’Edimbourg, de Dublin et des petites universités d’Allemagne. Il n’en est plus de même aujourd’hui, nos jardins, nos musées d’histoire naturelle, sont inférieurs à ceux de l’Angleterre, de l’Allemagne, des États-Unis, et les hommes illustres que nous avons nommés n’auront point de successeurs. Les jeunes gens se détournent d’une carrière qui, ne menant jamais à la fortune, rarement aux honneurs, n’a d’autre attrait que celui de satisfaire une passion irrésistible pour l’étude de la nature. Si cette passion même ne trouve pas d’aliment, si à chaque pas le naturaliste est arrêté dans ses recherches par des obstacles matériels, s’il n’entrevoit aucune compensation au sacrifice volontaire qu’il a fait en dédaignant des vocations plus brillantes ou plus lucratives, alors le découragement s’empare de lui, et il renonce à une lutte impossible contre un genre de misère qui n’a pas encore été signalé, la misère scientifique. Il ne lutte plus, il ne travaille plus, car avant d’aborder un sujet il est forcé de supputer les dépenses auxquelles il peut être entraîné. Chaque année, il consacre à ses recherches ou à ses voyages une partie de son modeste traitement ; mais il est bientôt forcé de s’arrêter dans une voie qui serait la ruine de sa famille. Chez nous, cette position est celle de la plupart des zoologistes, des botanistes et des géologues contemporains. Il ne faut pas se faire illusion, la science française est en péril tandis que la science étrangère grandit tous les jours. On n’a pas hésité à renouveler l’armement des soldats chargés de soutenir notre prépondérance militaire ; il est temps de renouveler celui de l’armée scientifique, jalouse, comme l’autre, de soutenir l’honneur national et de contribuer avec les arts et la littérature au rayonnement des gloires véritables de la France.


CHARLES MARTINS.