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le destin qui gouverne les chances d’une soirée théâtrale n’était pas un de ces êtres de raison auxquels on ne parle et qu’on n’incrimine guère que dans les tragédies classiques, c’est un peu là le langage que le directeur de l’Opéra aurait pu lui tenir en cette circonstance. Tout craquait, s’effondrait ; tout a été sauvé en un clin d’œil. Voyons comment la partie s’était d’abord engagée, nous verrons ensuite comment elle vient d’être complètement gagnée. Reprendre les Huguenots sans un ténor de race, et quand on laissait M. Villaret en possession du rôle de Raoul, c’était déjà bien aventureux ; mais on avait une Valentine toute neuve, Mlle Hisson, et pour la reine de Navarre Mlle Battu, un talent noble, éprouvé, et qui n’avait encore jamais fait un faux pas. Les débuts de Mlle Julia Hisson dans le Trouvère, ces fameux débuts, dégagés aujourd’hui de tous les feux de paille qui les accompagnèrent à la Saint-Jean, étaient-ils bien de nature à justifier un tel empressement ? Ce n’est pas nous qu’il faudrait interroger sur ce point, et nous aurions en vérité trop beau jeu à nous écrier : « Nous vous l’avions bien dit ! » Il y a de ces prophéties dont personne n’aime à tirer gloire. D’ailleurs les encouragemens, même excessifs, faits à la jeunesse n’ont jamais rien qui doive effaroucher. C’est déjà si rare qu’on lui ouvre la barrière, qu’il paraît fort simple qu’elle en profite, d’autant plus que c’est à ses risques et périls qu’elle s’y lance. L’exemple de Mlle Hisson l’a bien prouvé. Jusqu’à la veille de la représentation, tout le monde croyait à son succès, une cantatrice allait naître, on chantait déjà noël autour d’elle, lorsque soudain, à la répétition générale, revirement complet. « Madame se meurt, madame est morte ! » L’illusion s’était prolongée aussi longtemps qu’on n’avait eu affaire qu’à des études partielles, elle disparaissait au vrai moment, à cette heure critique entre toutes où il s’agit de résumer, de rassembler, de créer, d’être dans son entier, vivant et agissant, le personnage dont on s’était laissé raconter l’anecdote par ses professeurs de chant et de déclamation. Après avoir commencé par bien atteler, Mlle Hisson n’a point su partir. Des pieds et des mains elle s’est embarrassée dans les rênes, et le char entraîné l’a lancée dehors comme l’Hippolyte de Phèdre. Par bonheur, au premier cri d’alarme, Mme Marie Sass, qui se tenait là toute prête, est accourue pieusement pour voir tomber la jeune victime et recueillir le rôle échappé de ses mains. Pour dire cette chute épique et ses interminables péripéties, il faudrait tout un récit de Théramène. Qu’on le rassure, nous ne le ferons pas. Il nous en coûterait cependant de nous taire sur le triste sort de Mlle Battu, la princesse Aricie de cet événement, si mal à propos enveloppée dans les catastrophes du premier soir. Au moins la tragédie de Mlle Hisson s’était passée dans l’avant-scène, on en parlait, on n’y assistait pas, tandis que cette infortunée reine Marguerite, si maussade et si enrhumée au milieu de ses baigneuses, et dont l’enrouement opiniâtre, horrible, rappelait l’histoire de ce Joseph qui chante sa cavatine