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LA SENTINELLE PERDUE.

Et la femme disait : « Voici bientôt un an
Qu’il n’est plus arrivé de nouvelles de Jean.
Nous a-t-il oubliés ? Que fait-il à cette heure ?
Dois-je encore espérer, ou faut-il que je meure
Sans revoir mon enfant ? Les riches sont heureux,
Ils gardent des enfans qui leur ferment les yeux !
Les pauvres, délaissés, meurent dans la souffrance… »

Et l’homme répondait après un long silence :

« Femme, pour être juste, il faut se souvenir !
Tu gémis de ton sort, tu devrais le bénir.
Quand je suivais mes bœufs, en sillonnant la plaine,
Par la pluie et les vents, respirant avec peine,
Et que je me disais : — Arrive la moisson ;
Pour l’avoir, il faudra payer une rançon.
Le moine et le seigneur sont maîtres de nos terres ;
Le vin, l’huile, le blé, la gerbe que tu serres,
Le sillon que ta main féconde avec amour,
L’herbe qui sur ta faux se penche tout le jour,
L’arbre, le fruit, la fleur, et toi-même et ta femme,
Le seigneur y prétend, le moine les réclame !
Toi, tu n’es rien ! Tu n’es qu’un manant, un vilain ;
Ton lot, c’est le travail, et le mépris ton gain.
Dieu lui-même le veut ! Dès avant leur naissance,
Il donne aux uns la charge, aux autres la puissance.

« Alors, les reins courbés, je sentais la sueur
Descendre lentement de mon front sur mon cœur.
Et le soir, en rentrant dans ma pauvre chaumière,
Quand l’enfant accourait, et me criait : Mon père !
Quand il me souriait et me tendait les bras,
Tout mon corps frissonnait, je me disais tout bas :
« Pauvre enfant, tu seras une bête de somme,
« Ton père est un manant, il n’a pu faire un homme ! »
Ces temps sont loin de nous. À force de souffrir,
Le peuple s’est levé pour vaincre ou pour mourir.
Il a brisé ses fers. Une France nouvelle,
La France des manans, a chassé devant elle
Les maîtres, les valets, les moines et les rois ;
Elle a fondé pour tous l’égalité des droits.
Et tu gémis !… Ton sort te paraît misérable !…
Femme, écoute… Avant tout, il faut être équitable :