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LA
SENTINELLE PERDUE
1796


Ils étaient trente mille entre Nice et Savone,
Au milieu des rochers que Mont-Albo couronne ;
Vainqueurs à Loano, décimés par la faim,
La poudre leur manquait, les souliers et le pain.

Une nuit, à cette heure où le silence arrive,
Quand des gardes du camp retentit le qui-vive,
Quand le chant du clairon pour la dernière fois.
Éveille les échos endormis dans les bois,
Et que tout bruit s’éteint dans l’immense étendue,
À cette heure, un soldat, sentinelle perdue,
L’arme au bras, l’œil rêveur, embrassant du regard
Les feux de l’ennemi dispersés au hasard,
Songeait à la patrie !… Et par-delà les cimes
Que la lune argentait au revers des abîmes,
Il lui semblait gravir, sur les flancs d’un coteau,
Le sentier qui jadis le menait au hameau ;
Puis, arrivant soudain au seuil d’une chaumière,
Il voyait deux vieillards, assis à la lumière
D’un foyer tremblotant dans le sombre réduit,
Et tous deux s’oubliaient au milieu de la nuit,
Tous deux, le front penché, poursuivaient ce long rêve
Qu’on appelle la vie, et que la mort achève !