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considérable qu’elle soit, n’avait pas besoin de passer à la postérité, et que l’heureux talent de M. Dumas fils méritait d’être mieux ménagé. Vous allez directement contre le premier précepte de Balzac, observer et transcrire surtout ce qui jusqu’ici n’avait point paru digne de l’être. Il n’y a jamais pleinement réussi. Sa Torpille parle tour à tour le langage des reines de théâtre et celui des grisettes. Il a pourtant cherché ce que M. Dumas fils seul a trouvé, une langue qui semble sténographiée sur les lieux mêmes où il met ses acteurs. On comprend la part que cette fidélité a dû avoir dans le succès. Si le public était curieux de voir aller et venir ce monde interlope que sa pudeur ou sa prudence l’empêchait d’aller visiter jusque chez lui, combien ne savait-il pas gré à l’auteur de le faire assister à des conversations qui n’étaient pas pour lui moins nouvelles ? Il était tout yeux, tout oreilles, double concupiscence, comme auraient dit nos grossiers aïeux. Ce n’est pas une habileté ordinaire que celle qui a produit ce degré d’illusion : aussi l’auteur n’y est-il pas arrivé du premier coup. Dans la Dame aux Camélias, il est aussi gouailleur qu’on le peut désirer, et l’argot paraît tout à fait réussi dans Diane de Lys ; mais les tons y sont mêlés, et l’écrivain ne peut s’empêcher d’élever par momens la voix. C’est dans le Demi-Monde, sa pièce la plus forte, que M. Dumas a atteint ce medium entre le français et la langue de la mauvaise compagnie qui lui fait une très particulière originalité. Il sait si bien que c’est là une cause de son succès qu’il est très naïvement persuadé de la nécessité d’établir sur la scène et d’installer dans l’art dramatique une langue à part, comme si, après avoir eu le demi-monde, nous étions condamnés à avoir désormais le demi-français.

Cette forme de langage par laquelle il se rattache à la manière de Balzac nous ramène à la préface du Père prodigue. M. Dumas fils, qu’une autre page où il fait la leçon à Boileau semblait annoncer comme un puriste, développe en cette préface la thèse singulière que sur la scène la trivialité et l’incorrection sont de nécessité. Il aurait dû songer que c’est chose suspecte de se faire des théories littéraires conformes à ses écrits, comme les personnes qui se font une morale particulière parce qu’elles ont quelque faute sur la conscience ; mais, quel que soit le théoricien, la théorie n’est pas bonne. Que M. Dumas fils, qui volontiers touche à tout, nous pardonne de remettre les choses à leur place et les mots en leur véritable sens. D’abord rien ne diffère plus de la trivialité que l’incorrection, et la présence de l’une dans la comédie n’entraîne pas l’autre. Quand M. Dumas fait dire à l’un de ses personnages : « Oh ! que tu es assommant, toi ! Crois-tu que je vais m’user les doigts à te retourner des cartes pour cent sous que tu joues ? » on ne l’accusera pas