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et misères des courtisanes ; il est le prolongement du maître en ce scabreux sujet. Seulement, au lieu de continuer le blocus du théâtre sans parvenir à y entrer franchement, il a pénétré la tête la première au cœur de la place. Il était né auteur dramatique. On nait ainsi, on ne le devient pas, et il l’explique lui-même à merveille dans la préface du Père prodigue. Peut-être explique-t-il cette condition en l’exagérant. Est-il vrai qu’un auteur puisse être de premier ordre au théâtre sans avoir aucune valeur ni comme penseur ni comme écrivain ? Il le dit pour mieux accabler Scribe : je résiste à son autorité pour avoir quelque raison de plus de le considérer lui-même comme autre chose qu’un habile metteur en œuvre. Cette prise d’assaut de la scène annonçait et encourageait tout à la fois en lui les procédés de hardiesse qui le font reconnaître entre mille.

La manière de Balzac se compose d’un ensemble de traits principaux auxquels il est facile de reconnaître tous ceux qui l’ont imité : dans M. Dumas fils, ils sautent aux yeux. Ce sont des allures, des prétentions, un langage, des mots qui distinguent l’école. Il y a une sorte d’esprit (nous sommes bien obligé de l’appeler de ce nom) qui du temps de Balzac se promenait sur l’asphalte des boulevards. Balzac le ramassa pour s’en servir dans les conversations de ses héros. Il le mit dans ses livres. M. Dumas fils l’a guindé sur la scène en le perfectionnant, et il l’a fait fructifier. Un de ses personnages commet cette saillie : « Mon cher, vous avez de l’esprit une fois par semaine ; c’était hier votre jour, taisez-vous. » De cet esprit-là, Balzac en a de même tous les huit jours ; mais on peut dire que son élève en a sans cesse, il y réussit mieux que le maître, lequel pourtant a le mérite de l’invention. Une autre des héroïnes de M. Dumas, une jeune fille, égaie le public avec cette réflexion : « Si celui qui a inventé ces deux mots : affaire imprévue, avait pris un brevet d’invention, il aurait gagné bien de l’argent. » — « Sommes-nous bêtes ! dit ailleurs un troisième personnage à son ami, qui lui répond : — Si tu voulais bien parler au singulier. — Volontiers. Es-tu bête ! — Monsieur fait des mots ? » Notez que ces détails ne font partie ni des caractères ni des rôles. Ce genre de plaisanterie, qui est celui non d’un seul masque, mais de tous, dans la bande folle de M. Dumas fils, est un fait d’observation. Ils font tous des mots comme ceux-là, et l’auteur feint de les avoir écrits à la dictée. Ne faut-il pas, quand on découvre un monde nouveau, quand on visite des peuplades inconnues, reproduire aussi leur dialecte ? Ne dites pas que l’on soupçonnait bien quelque chose de toutes ces découvertes, que ces jovialités ne sont pas d’une entière fraîcheur, que la part inédite de ces entretiens goguenards, pour