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lui eût recommandé tel sujet ou interdit tel autre. Elle eût été la comédie de mœurs sans restriction, sans estampille. Elle se serait parfois égarée à la suite de Balzac ; mais elle l’eût pris tout entier, elle l’eût même complété par les peintures nouvelles dont le romancier n’avait pas eu sous les yeux les originaux, elle eût réalisé dans la mesure de ses forces cette comédie humaine entrevue par lui. D’autre part, la comédie contemporaine promettait, de donner une heureuse suite à des œuvres plus littéraires, à des plaisirs intellectuels plus distingués. Un théâtre cherchant sur les traces d’Alfred de Musset les traditions du goût et de la délicatesse n’avait pas besoin d’une réaction politique pour vivre. S’il avait compté sur un tel appui, l’événement a prouvé qu’il se serait bien mépris. Il eût prospéré sans doute dans le patrimoine commun de la liberté, et son rôle pouvait s’agrandir de toute l’importance que lui donnait l’absence d’une tutelle officielle pour l’esprit français.

Telle n’a pu être la destinée de la comédie contemporaine. Elle était à peine en voie de formation, qu’elle apprenait à connaître des entraves nouvelles et à subir des impulsions étrangères. Le premier empire coupa court aux croquis populaires et bourgeois du théâtre républicain ; le second empire ne pouvait laisser en repos les Plaute et les Térence de 1848. Jamais la comédie n’a cessé d’être le reflet de son époque, et cela est surtout vrai des temps modernes. Nous avons parlé d’entraves : un pouvoir dictatorial n’est pas moins engagé par ce qu’il permet que par ce qu’il ordonne. Qui doute que telle peinture de la cupidité, de l’ambition, de la flatterie, n’a pu être permise, et cependant qui ne sait que l’autorité a fermé les yeux sur tel portrait du libertinage ? Quand la liberté d’un pays est suspendue, il en est naturellement comme des maisons où les paiemens sont interrompus ; par de petits à-comptes, on entretient la patience des créanciers. Les menues libertés remplacent la grande, et il se trouve presque toujours que ces licences de détail sont malsaines. Pour conserver la forteresse intacte, on fait la part du feu avec les travaux avancés, qui sont inévitablement la morale publique, l’éducation de la jeunesse, les principes de la société. De son côté, le public favorise les hardiesses permises, et franchit les barrières qui ne sont pas défendues : c’est un courant qui se détourne, une force qui cherche une autre issue. Exclu de la politique, il se désintéresse de la morale, abdiquant ses devoirs avec ses droits, il se repose sur la responsabilité de ses tuteurs, et, s’accommodant de son état de mineur, cesse de se prendre au sérieux. Si l’on nous objectait Molière et toute notre littérature du XVIIe siècle comme l’exemple d’une alliance entre la fécondité du génie et la bonne santé de l’esprit sous un pouvoir absolu, la