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bienvenu, et, si l’on y regarde de près, il se recommandait par ses défauts mêmes à la génération contemporaine. Adoration de la force, mépris des moyens termes et des gouvernemens constitutionnels, réaction contre la bourgeoisie et ses vertus sans éclat, description acharnée de mystères plus ou moins réels, révélation de scandales fictifs, tout un monde frelaté de ducs et de duchesses, des jours soudains ouverts dans les antres, je ne sais quels dessous de la société apparaissant sur la scène, le mépris de l’espèce humaine décoré du titre de science du cœur humain, et au milieu de ces folies, des prétentions de réformateur, un dédain caractéristique de l’homme de lettres pour les connaissances pratiques de l’homme d’état, enfin par-dessus tout cela un style dont la crudité rompait avec toutes les traditions de l’ancienne bienséance, voilà ce que le plus souvent il présentait aux imaginations troublées ; ainsi les confirmait-il dans la résolution de ne plus croire aux hommes ni aux choses.

Cependant le succès de Balzac n’était pas dû seulement au caractère dissolvant de ses romans et de ses comédies. Parmi les fictions qu’il tirait de son cerveau bouillonnant, il y avait des réalités fidèlement observées et rendues avec puissance. Ses usuriers, ses joueurs de Bourse, ses inventeurs, offraient des types énergiques d’hommes de notre temps lancés dans la carrière où malheureusement ils s’engagent par milliers, ballottés entre les deux extrémités de toute vie humaine qui ne sait pas se contenter à peu de frais, le spectre toujours menaçant de la misère et l’idéal mitant d’une grande fortune. Un public, je ne dis pas plus choisi, mais seulement un peu plus relevé, comme celui du gouvernement de juillet, n’aurait pas apporté la même curiosité au spectacle de ces créations violentes. Le trait distinctif d’un public démocratique est une certaine naïveté qui peut se laisser prendre aux peintures de fantaisie parce qu’il manque d’expérience, mais qui est capable de saisir la vérité quand on la lui présente, et qui s’y porte plus vivement qu’une assemblée formée d’esprits cultivés. Un besoin de réalité s’annonçait au théâtre, et ceux qui assistaient en observateurs aux changemens du goût pouvaient remarquer combien certaines choses, traitées légèrement jusque-là, étaient prises au sérieux. Pour ne citer qu’un exemple, cet argent que la critique avait reproché si fort à Scribe d’employer comme moyen de comédie, on s’en servait plus que jamais comme d’un ressort pour l’action ; il était élevé à la dignité du drame et remplaçait la fatalité du théâtre ancien, il était l’action même. Déjà l’on voyait poindre à l’horizon les pièces tragi-comiques roulant sur les difficultés pécuniaires. On allait bientôt applaudir une mère priant son fils avec une poignante éloquence de faire un riche mariage : je doute que l’auditoire de Scribe l’eût