Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/709

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la veille, était un de ces écrivains sans pudeur dont tout le génie consiste à flatter habilement les goûts dépravés du public. Son seul mérite était de lui servir un régal toujours nouveau d’extravagances et d’injures grossières, et de réveiller par sa cuisine bizarre le palais blasé du lecteur américain. Un jour il appelait le président Lincoln un ignoble tyran ; une autre fois il publiait un dessin qui représentait le général Grant pris de vin, assis sur un tonneau, dans la cave d’un mauvais lieu, et tenant une fille publique sur ses genoux. Les journaux républicains, il est vrai, défendaient singulièrement leur héros ; ils disaient qu’à la vérité le général Grant, en sortant de l’école de West-Point, était tombé dans le travers de tous les jeunes officiers qu’on envoyait hiverner dans les garnisons du far west, mais qu’il s’était corrigé depuis lors, et qu’il n’y avait pas de plus bel exemple de tempérance que celui d’un buveur qui avait triomphé de sa passion. Est-il besoin d’ajouter que ces infamies éclaboussaient à peine les réputations qu’elles voulaient salir ? Dans les pays où la presse est libre, elle se corrige par ses excès mêmes, et ses insultes n’atteignent pas les hommes dont l’honneur est sans reproche. Toutes les ignominies débitées sur son compte ne faisaient pas que le général Grant fût moins populaire et moins respecté.

Les partis employaient encore d’autres procédés plus innocens. Ainsi l’on plaisantait beaucoup sur le prénom du général Grant, sur le jeu de mots qu’aurait fait sa mère en l’appelant dans son enfance, tant elle le trouvait alors stupide, son Usess, son bon à rien, au lieu d’Ulysses, qui était son nom. Des chanteurs ambûlans à la solde des deux partis voyageaient à la suite des orateurs pour relayer leur faconde dans les assemblées populaires, et nourrir par de gais intermèdes l’enthousiasme qu’ils avaient excité. L’utilité de ces musiciens est grande dans toutes les élections américaines, et les chansons politiques qu’ils répandent ont souvent une meilleure fortune que les discours des hommes d’état les plus éloquens. Les partisans des deux candidats s’amusaient d’avance à porter leurs couleurs et à parader avec des drapeaux couverts d’inscriptions et de devises. On formait des clubs de Grant tanners (tanneurs de Grant) en mémoire du métier primitif du vainqueur de Richmond, des associations de Seymour cow-milkers (trayeurs de vaches) par allusion aux occupations pastorales du candidat démocratique, retiré en ce moment dans sa ferme des environs d’Albany. De même autrefois, lors de la première élection de M. Lincoln à la présidence, l’Amérique entière s’était couverte de fendeurs de bois en l’honneur du glorieux rail-splitter. À ces parades et à ces amusemens naïfs, il faut ajouter le grand moyen d’ostentation des partis, le grand jeu des paris électoraux. Les chances de Grant et