Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/658

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dieu nous les rendit effectivement. Un an et un jour avaient deux fois passé sur nos jeunes têtes. Bien des combats avaient été livrés, bien du sang avait coulé ; mais la pluie avait lavé ce sang, le soleil l’avait séché, la terre l’avait caché sous un vert linceul. Les blessures du cœur étaient alors pansées par l’espérance avec un baume appelé liberté. Les blessures plus tard se rouvrirent, car le baume ne parut pas émané du ciel, et ne produisit pas les effets salutaires qu’on attendait de lui ; mais par ce beau printemps personne ne songeait encore aux désillusions que l’avenir tenait en réserve. Quand la bataille de Leipzig fut gagnée, on illumina la cité, on tira des feux de joie. On aurait même tiré le canon, si un canon se fut trouvé sous la main. Comme il n’y en avait pas, on se contenta de lancer des moellons qui se trouvaient au pied d’une bâtisse en construction contre la vieille porte du vieux Kasper, laquelle porte en creva tout net.

La nouvelle se répandit que notre Friedrich, le garçon meunier, n’était pas étranger au gain de la bataille de Leipzig. On disait dans tout Stemhagen que le caporal Schult avait indiqué à son colonel Warbourg une manœuvre décisive. Le colonel avait fait part de l’idée à l’adjudant du vieux Blucher, qui, l’ayant étudiée, s’était écrié : « C’est bien cela !… Friedrich Schult est dans le vrai… »

Sur ces entrefaites, le château reçut des visites qui firent jaser. On apprit par Fritz Sahlmann que mamzelle Westphalen ne savait plus où donner de la tête, et le lendemain on vit passer en voiture, — un beau carrosse étranger, vitré sur toutes les faces, — le digne amtshauptmann à côté de son ami et contemporain Renatus von Toll. — On dirait deux jumeaux, nous répétait la Westphalen. Puis le colonel arriva, et non pas seul, mais avec une jeune dame à qui ma mère me recommanda très expressément de ne jamais parler qu’à la troisième personne, ce qui, par parenthèse, me gênait fort, comme aussi de ne pas l’embrasser, car elle était fraîche comme une rose et fort de mon goût.

Ce fut en présence de ces glorieux hôtes qu’eut lieu quelques jours après la noce d’Heinrich et de Fieka. Nous y fûmes tous conviés, et je puis dire que je passai là une journée charmante, nonobstant les plaintes de la mamzelle, à qui j’étais tout spécialement confié, et qui me trouvait « trop remuant » lorsque je lui donnais, sans intention mauvaise, des coups de pied dans les jambes. Que Fieka était donc jolie ! qu’Heinrich avait l’air content ! Le ministre prononça le meilleur et le plus cher de ses trois sermons, celui qu’il appelait la Couronne, et qui coûtait un thaler seize groschen. La Guirlande de lierre ne se payait qu’un thaler, et pour les pauvres gens il l’avait la Guirlande de pervenches, qui n’allait pas à plus