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Friedrich leva tout à coup les yeux sur le visage du digne magistrat, et il sembla qu’un éclair illuminait sa physionomie plus martiale qu’intelligente. — Dumouriez ! s’écria-t-il, je prends cet argent, et je sais maintenant à quoi l’employer… Bien le bonjour, herr amtshauptmann,

— Ah ça ! lui cria le magistrat au moment où il s’éloignait rapidement, n’oubliez pas de venir me voir quand vous serez de retour !…

Heinrich attendait son camarade dans l’écurie du boulanger Witte, à côté des deux chevaux sellés et bridés. Friedrich entra la tête haute et jeta dans la mangeoire une sorte de portemanteau qui, en tombant, rendit un son métallique. Le rathsherr était là et dressa l’oreille à ce bruit alors inaccoutumé. — Parbleu, herr rathsherr, vous pourriez me rendre un grand service, lui dit Friedrich. Je suis engagé avec le meunier Voss, et pour jusqu’à la Saint-Jean. Voudriez-vous lui dire que, s’il consent à me libérer tout de suite, je lui prêterai d’ici à mon retour l’argent trouvé dans la valise du chasseur français ? Ils viennent de me l’adjuger au schloss, et le voilà dans cette mangeoire.

Mon oncle était au fond un très brave homme, capable d’apprécier la délicatesse cachée de ce procédé sommaire. — Friedrich, s’écria-t-il, vous êtes… vous êtes un ange.

— Un vieil ange, à ce que dit Hanchen, repartit le nouveau défenseur de la patrie. Allons, Heinrich, il serait temps de se mettre en selle… Avez-vous réglé vos affaires de cœur avec la belle Fieka ?

Heinrich était debout derrière un des deux chevaux, accoudé des deux bras à la selle. Trop ému pour parler, il ne répondit que par un signe de tête affirmatif.

— En route donc ! reprit Friedrich, saisissant la bride de l’autre cheval, qui, je dois le dire, boitait tout bas d’une jambe ; mais son camarade la lui arracha brusquement des mains, et lui jeta celle de l’autre animal, un étalon de quatre ans, irréprochable à tous les points de vue. — Le meilleur des deux n’est pas encore assez bon pour vous, lui dit-il en même temps d’une voix étranglée.

Nous les vîmes passer au grand trot par la porte de Brandebourg. — Ce ne sont pas des Français cette fois, nous cria Hans Bank.

— Ce sont des nôtres, repartit Fritz Bisch, et nous nous sentions au cœur, tout enfans que nous étions, un vif mouvement d’orgueil belliqueux.

— Dieu nous les ramène ! dit parmi nous une voix chevrotante et cassée. C’était celle du vieux père Rickert, le sonneur de cloches.