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lourdes charges, le vieux meunier partit de là pour se croire offensé, il eut même l’air de supposer que Heinrich prétendait réaliser à ses dépens ce qu’on appelle une bonne spéculation.

C’était là plus qu’il n’en faillait pour ajouter une vive irritation au désappointement du cousin de Fieka. Le sang lui monta aux joues quand il demanda une réponse catégorique par oui ou par non à la demande qu’il venait de faire.

— Eh bien ! non, dit le meunier, se détournant pour regarder la fenêtre... Une demi-heure après, Friedrich se trouvait à la porte du moulin avec la charrette attelée pour emmener le prétendant évincé. Heinrich et Fieka sortirent alors du jardin, où ils étaient allés épancher dans le sein l’un de l’autre leur mutuel chagrin. — Cousin, disait la jeune fille, ce qui est promis est promis. Comptez sur moi comme je compte sur vous ! — Heinrich ne répondit que par un signe de tête et un formidable serrement de main.

— Où allons-nous ? demanda Friedrich quand Heinrich et lui furent arrivés au tournant de la route.

— A Stemhagen. Je compte rendre visite à l’amtshauptmann, et je coucherai chez Witte.

— Parfait, il faut aussi que j’aille au château, et peut-être en sortant de là aurai-je quelque chose à vous dire. Attendez-moi chez le boulanger.

Witte ne fut pas médiocrement surpris lorsque le soir, arrivant du schloss, Heinrich le chargea de lui trouver acquéreur pour deux chevaux qu’il avait à vendre.

— Pourquoi diable vous défaire de ces belles bêtes ? s’écria Witte. Vous retrouverez difficilement les pareilles, et d’ailleurs en ce moment-ci les chevaux se donnent presque pour rien, tant on a peur de les voir enlever par les Français... D’ici à quelques semaines, cet état de choses peut changer du tout au tout, et, si on marche contre ces loups ravisseurs, les chevaux se vendront cher.

— Sans doute, sans doute, ajouta Friedrich, tout à coup survenu, les chevaux seront chers et les femmes bon marché, si la guerre éclate. Après la guerre, les femmes vaudront encore moins, la moitié de notre jeunesse mâle étant restée sur le carreau. Hier, à Brandebourg, un inconnu m’a pris à part, me trouvant, disait-il, l’air militaire, et m’a proposé de l’emploi. J’ai refusé, croyant avoir autre chose à faire ; mais les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Me voici décidé à m’enrôler contre les Français... Ah ! Dumouriez, nous verrons si ta chance est toujours la ’même. Witte, mon vieil ami, je vous laisserai ma malle en dépôt. C’est tout ce que je possède en ce bas monde.

Et là-dessus il sortit. Heinrich, un moment stupéfait, courut