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par exemple, effronté coquin ! commençait-il d’un ton menaçant...

— Un instant ! interrompit Friedrich, reculant d’un bon pas ; ce mot ne convient ni à vous, ni à moi... Je n’ai point parlé sans motifs. Placé hier derrière votre fille et votre neveu, j’ai fort bien entendu ce dont il était question entre ces jeunes gens...

— Mon Dieu, cher ami, ce serait une bien bonne chance, fit observer la meunière.

— Taisez-vous !... Cela n’a pas le sens commun, criait le meunier, arpentant la chambre à grands pas.

Au fond, ce brave homme partageait les idées de sa femme. Ce mariage lui trottait depuis quelques jours dans la cervelle, et la veille en effet il avait pressé Heinrich sur sa poitrine en lui donnant avec transport le doux nom de « fils ; » mais c’est que tout précisément la veille il s’était cru en possession de je ne sais quel trésor imaginaire, présent passager du complaisant Bacchus, et maintenant il se retrouvait Gros-Jean comme devant, c’est-à-dire au-dessous de ses affaires, et en supposant même que le juif Itzig, dominé par l’ascendant du rathsherr, lui accordât délai jusqu’à Pâques, ce ne serait jamais qu’un ajournement à la catastrophe prévue. — Comment, s’écriait-il, déguisant quelque peu sa pensée, j’irais donner mon enfant au fils de Joseph Voss ? à un homme avec qui je suis en procès ? à un gaillard qui, m’ayant presque ruiné, voyage deçà, delà, les poches pleines d’écus ? et, la lui donnant, il faudrait encore lui dire : — Tenez, prenez-la comme Dieu l’a faite. Je n’ai rien à lui mettre dans la main... Je suis réduit à mendier. — Et il me faudrait emprunter pour acheter la robe nuptiale de notre enfant !... Non, en vérité !... qu’on ne me reparle plus de ceci !...

A partir de ce moment, — plaignons-le, car vraiment il était à plaindre, — le bonhomme devint inabordable. Il travaillait constamment tout seul, soit au moulin, soit à l’écurie, et par cette rude besogne semblait vouloir réparer en quelques heures les omissions, les négligences de plusieurs années. Fidèle à sa parole, le rathsherr lui apporta un acte en bonne et due forme notariée, par lequel le juif Itzig consentait à n’exiger son dû qu’après les fêtes de Pâques. Heinrich, qui devina par à peu près que la visite de mon oncle avait dû favorablement disposer le sien, crut l’heure venue de tenter fortune. Fieka elle-même l’encourageait à cette démarche qu’elle jugeait opportune ; mais tous deux étaient bien loin de compte. Au jeune amoureux qui demandait la main de sa cousine, Voss répondit en évoquant les pénibles souvenirs du procès qu’ils avaient soutenu l’un contre l’autre, et comme Heinrich, à bonne intention, lui avait proposé de prendre à son compte le bail du moulin, qui, s’il entraînait quelques privilèges, comportait aussi d’assez