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bre de sentimens humains, ils nous laisseraient acheter quelque boisson fortifiante pour arroser cette nourriture trop substantielle.

À ce moment même, il sentit au bout de ses doigts une légère secousse ; c’était sa saucisse et son petit pain qui s’en allaient de compagnie, enlevés par un suppôt de l’ogre, — ogre lui-même, eût-on dit, à le voir mordre de toutes ses dents cette proie improvisée. Le rathsherr ouvrait déjà la bouche pour protester contre cet acte de rapine quand un autre soldat de l’escorte, passant la main par-dessus la mince paroi de la carriole, se saisit du panier aux provisions, que lui et ses camarades se partagèrent sans désemparer. Le meunier, qui se sentait plus irritable sous l’enveloppe d’un amtshauptmann, levait déjà le fouet pour cingler les épaules de ce voleur ; mais Fieka, se jetant sur son bras, arrêta le coup. — Vous n’y songez pas, mon père ! que faites-vous ?

— Hum ! dit le meunier, vous avez encore une fois raison, petite Fieka ; puis, s’adressant aux Français : — Ne faites pas attention, continua-t-il, c’est un premier mouvement tout à fait sans conséquence.

De vrai, pas un d’eux ne songeait à se formaliser, absorbés qu’ils étaient par le plaisir de croquer les savoureux petits pains et les succulentes saucisses du boulanger Witte. Quant aux prisonniers, privés à l’improviste de leur meilleure consolation, ils grommelaient et maugréaient à l’envi l’un de l’autre. Il en fut ainsi jusqu’à la tombée de la nuit. Ils arrivèrent alors près de Brandebourg, et, voyant passer au-dessus de leurs têtes un vol de corbeaux, ils prirent ceci pour un présage sinistre. — C’est égal, soupirait le meunier, je voudrais être corbeau.

Il avait à ses côtés deux cœurs joyeux où cette parole de désespoir n’éveilla pas le moindre écho, et sur lesquels les misères actuelles n’avaient plus aucune prise.


XI.

Et Friedrich cependant, que devenait-il ? Peut-être me jugerat-on téméraire de solliciter l’attention de mes belles lectrices en faveur d’un simple garçon meunier ; mais je ne dispose pas d’une fée, et, si j’en avais une à mes ordres, il me paraîtrait quelque peu familier de l’envoyer courir à la recherche d’un chasseur français. — Si ce gaillard-là se peut trouver encore d’ici à Gripswold, je le rattraperai ou j’y perdrai mon nom, s’était dit maître Friedrich, qui n’était guère sujet à se donner un démenti. Aussi parcourut-il minutieusement les bois de Stemhagen et ceux de Gulzow. Ceci le