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un accent tout particulier, vous avez aujourd’hui, vous et cet enfant, à remercier le Seigneur...


En arrivant à la montée du Moulin-à-Vent, Fieka regarda de tous côtés, et sous le hangar aperçut les prisonniers. — Voilà mon père, dit-elle, et comme Heinrich semblait vouloir se diriger par le plus court vers le groupe qu’ils cherchaient : — Non, dit-elle, mon père m’a vue, et cela suffit pour le moment. Tâchons de rejoindre le colonel ; je ne puis être d’aucune utilité avant de lui avoir remis la lettre qui me recommande à sa bienveillance.

Les convois commençaient à sortir de leur lit de fange, et la colonne se remettait en mouvement. Les prisonniers marchaient sur un bord du ravin, la carriole avançait sur l’autre bord. Fieka, l’œil au guet, tâchait d’apercevoir le colonel. Elle le vit enfin à cheval, proche l’enseigne de la Bremsenkranz, qui cheminait côte à côte avec quelques autres officiers. Fieka pria Heinrich de prendre les devans, et le colonel, au sortir de la passe, trouva devant lui, debout au milieu du chemin, l’intrépide fillette, qui lui remit la lettre de l’amtshauptmann. Étonné tout d’abord, il la lut avec attention. Sa physionomie pendant cette lecture trahissait une sorte d’attendrissement ; mais, après avoir achevé, il secoua la tête sans dire mot. Fieka l’observait pendant tout ce temps, et devant ce geste découragé les larmes lui vinrent aux yeux. — Monsieur, dit-elle, il s’agit de mon vieux père, et je suis son unique enfant...

Les plus beaux discours du monde n’eussent pu produire plus d’effet que cette simple phrase prononcée en bas-allemand. Lui aussi, ce vaillant, il avait pour père un vieillard dont il était l’enfant unique. Le bonhomme achevait ses jours attristés dans un vaste château de la Westphalie, tout seul, mécontent de son pays, honteux de ses concitoyens. Entre le père et le fils, grâce au train du monde et aux événemens, une espèce de mur s’était élevé pierre à pierre. Par-dessus ce mur, c’est à peine s’ils pouvaient s’entendre et se communiquer leurs pensées. Que de fois, tourmenté par les scrupules de sa conscience, le colonel s’était dit et justement dans le dialecte familier à sa race : — Cet homme est ton vieux père et n’a pas d’autre enfant que toi ! Aussi ses yeux s’arrêtaient-ils avec complaisance sur la petite paysanne, qui doucement, tristement, lui répétait comme un écho du dehors ce reproche intérieur. — Ma chère enfant, lui dit-il, je n’ai pas le droit de libérer votre père, qui du reste ne sera pas longtemps prisonnier ; mais vous n’aurez pas vainement fait appel à ma bonne volonté. Je vous autorise à rester près de lui ; je l’autorise, ainsi que ses compagnons de captivité, à monter pour suivre la colonne dans le chariot que